De cette Grande et fabuleuse histoire du commerce, on retiendra d’abord son titre ironique. Car elle n’a de fabuleuse que son éternité, associée à l’économie incontournable, fabriquée à travers ce réseau d’échange universel qui est le fondement même de l’histoire et de la politique. Mais ce ne sont pas les valeurs sociales ou les systèmes politiques qui sont ici exposés, mis à part une justification rapide du roulement de la chaîne économique où la consommation est la base qui tient la vie elle-même en équilibre. Cette vérité simple n’est pas contestée, elle a force de loi. Non, ce sont les agents dynamiques de ce système qui nous intéressent.
Dans des chambres d’hôtel identiques par leur anonymat cinq vendeurs itinérants, des «commis voyageurs» comme on les nommait ici, dépouillent leur journée en équipe, partagent leurs échecs, leur succès. Ils profitent de ces rencontres pour former une jeune recrue à qui ils apprennent les ficelles du métier. Les scènes se succèdent dans ce décor semblable modulé seulement par la disposition des meubles et surtout par l’éclairage, personnage subtil qui nous dévoile leur état d’esprit. Nous assistons à un huis clos de la formation du jeune vendeur, trop humain, terrassé par la culpabilité, incapable de vendre quoique ce soit. Par ce procédé initiatique, ils révèleront les trucs du métiers, leur approche, leur stratégie pour vendre sans vendre, pour faire rouler l’économie sans jamais parler d’argent.
La première scène se passe dans les années 1960, les quatre hommes d’âge mûr sur le déclin, constatent éberlués les succès de leur jeune émule. Largué par son amoureuse, ce dernier a décidé de plonger sans retenue dans le porte à porte. Sur fond du mouvement de mai 68, dont on suit les soubresauts à la télé, il comprend que les temps changent et s’adaptent rapidement aux nouveaux paradigmes. Le pouvoir d’achat passe désormais par les femmes.
On bascule ensuite au début du XXIe siècle, alors que quatre hommes d’âge mur, sans expérience du métier, se lancent aussi dans la vente. Ils sont dirigés et formés par un jeune loup, chef d’équipe aussi diabolique et sans éthique que ses précurseurs l’étaient. Ils ne parviennent pas à traverser le mur, ils échouent et doivent abandonner un des leurs en cours de route. Il n’y a pas de relâche dans la roue infernale du cycle commercial. Les années passent, les stratégies évoluent, mais le fond reste le même. La vente est une faveur que l’on fait aux clients, la vie privée n’a pas d’affaire dans ce monde sans pitié. On entend ici en filigrane l’appel tragique de Dédé Fortin qui râle qu’il faut ce qu’il faut pour « faire rouler l’économie ».
Il est déroutant de constater que la seconde partie est finalement identique à la première. Les jeux sont inversés, mais la règle de base reste la même. La finale avec l’écroulement du jeune loup en public me semble peu crédible. Il est peu probable qu’il vienne chercher refuge auprès de ceux qu’il a vertement fustigés la veille encore. Mais hormis cette scène, l’absence volontaire de montée dramatique, l’écoulement semblable des jours, sans joie, sans tristesse, la torpeur des vendeurs, leur enfermement dans des raisonnements clos, démontrent bien que la loi du commerce est implacable.
Mais quelle grande unicité dans cette proposition de Pommerat, le ton juste, la qualité exceptionnelle des comédiens, qui pourraient tous être un oncle ou un cousin, leur proximité avec le public dans la banalité et la crédibilité de leur jeu. L’aire de jeu, réduite par la seule lumière à un carré variable au centre de la scène, donne finalement l’impression d’être visionnée comme un carrousel qui tournerait lentement à 360o d’une scène à l’autre. L’amplification minimale des voix permet aux comédiens d’ignorer le public, ils jouent entre eux, d’une voix indifférenciée formant une coquille compacte, nous plaçant dans le rôle de simples voyeurs. Nous observons la scène avec une grande froideur, car aucun ne nous émeut, aucun ne semble porter suffisamment d’humanité pour nous emporter ailleurs. Le monde que les vendeurs proposent est d’une tristesse infinie, qui tel un mal nécessaire ne cesse d’amplifier la circulation des objets de consommation. Et nous restons fascinés, voire pétrifiés devant cette terrible machine à broyer l’humanité.
De cette Grande et fabuleuse histoire du commerce, on retiendra d’abord son titre ironique. Car elle n’a de fabuleuse que son éternité, associée à l’économie incontournable, fabriquée à travers ce réseau d’échange universel qui est le fondement même de l’histoire et de la politique. Mais ce ne sont pas les valeurs sociales ou les systèmes politiques qui sont ici exposés, mis à part une justification rapide du roulement de la chaîne économique où la consommation est la base qui tient la vie elle-même en équilibre. Cette vérité simple n’est pas contestée, elle a force de loi. Non, ce sont les agents dynamiques de ce système qui nous intéressent.
Dans des chambres d’hôtel identiques par leur anonymat cinq vendeurs itinérants, des «commis voyageurs» comme on les nommait ici, dépouillent leur journée en équipe, partagent leurs échecs, leur succès. Ils profitent de ces rencontres pour former une jeune recrue à qui ils apprennent les ficelles du métier. Les scènes se succèdent dans ce décor semblable modulé seulement par la disposition des meubles et surtout par l’éclairage, personnage subtil qui nous dévoile leur état d’esprit. Nous assistons à un huis clos de la formation du jeune vendeur, trop humain, terrassé par la culpabilité, incapable de vendre quoique ce soit. Par ce procédé initiatique, ils révèleront les trucs du métiers, leur approche, leur stratégie pour vendre sans vendre, pour faire rouler l’économie sans jamais parler d’argent.
La première scène se passe dans les années 1960, les quatre hommes d’âge mûr sur le déclin, constatent éberlués les succès de leur jeune émule. Largué par son amoureuse, ce dernier a décidé de plonger sans retenue dans le porte à porte. Sur fond du mouvement de mai 68, dont on suit les soubresauts à la télé, il comprend que les temps changent et s’adaptent rapidement aux nouveaux paradigmes. Le pouvoir d’achat passe désormais par les femmes.
On bascule ensuite au début du XXIe siècle, alors que quatre hommes d’âge mur, sans expérience du métier, se lancent aussi dans la vente. Ils sont dirigés et formés par un jeune loup, chef d’équipe aussi diabolique et sans éthique que ses précurseurs l’étaient. Ils ne parviennent pas à traverser le mur, ils échouent et doivent abandonner un des leurs en cours de route. Il n’y a pas de relâche dans la roue infernale du cycle commercial. Les années passent, les stratégies évoluent, mais le fond reste le même. La vente est une faveur que l’on fait aux clients, la vie privée n’a pas d’affaire dans ce monde sans pitié. On entend ici en filigrane l’appel tragique de Dédé Fortin qui râle qu’il faut ce qu’il faut pour « faire rouler l’économie ».
Il est déroutant de constater que la seconde partie est finalement identique à la première. Les jeux sont inversés, mais la règle de base reste la même. La finale avec l’écroulement du jeune loup en public me semble peu crédible. Il est peu probable qu’il vienne chercher refuge auprès de ceux qu’il a vertement fustigés la veille encore. Mais hormis cette scène, l’absence volontaire de montée dramatique, l’écoulement semblable des jours, sans joie, sans tristesse, la torpeur des vendeurs, leur enfermement dans des raisonnements clos, démontrent bien que la loi du commerce est implacable.
Mais quelle grande unicité dans cette proposition de Pommerat, le ton juste, la qualité exceptionnelle des comédiens, qui pourraient tous être un oncle ou un cousin, leur proximité avec le public dans la banalité et la crédibilité de leur jeu. L’aire de jeu, réduite par la seule lumière à un carré variable au centre de la scène, donne finalement l’impression d’être visionnée comme un carrousel qui tournerait lentement à 360o d’une scène à l’autre. L’amplification minimale des voix permet aux comédiens d’ignorer le public, ils jouent entre eux, d’une voix indifférenciée formant une coquille compacte, nous plaçant dans le rôle de simples voyeurs. Nous observons la scène avec une grande froideur, car aucun ne nous émeut, aucun ne semble porter suffisamment d’humanité pour nous emporter ailleurs. Le monde que les vendeurs proposent est d’une tristesse infinie, qui tel un mal nécessaire ne cesse d’amplifier la circulation des objets de consommation. Et nous restons fascinés, voire pétrifiés devant cette terrible machine à broyer l’humanité.
La grande et fabuleuse histoire du commerce
De Joël Pommerat
Une Production de la Compagnie Louis Brouillard
Jusqu’au 4 juin au Théâtre de la Bordée, Québec, dans le cadre du Carrefour international de théâtre. Puis au FTA, à la Maison Théâtre, Montréal, les 7 et 8 juin