Critiques

What bloody man is that : Variations énigmatiques

Qualifié par la metteure en scène Angela Konrad d’opérette trash (l’appellation anglaise punk operetta me semble plus juste), What bloody man is that se révèle un objet foisonnant, qui intègre aussi bien la physicalité de Grotowski que le théâtre de la cruauté d’Artaud ou la distanciation de Brecht, auteur que la metteure en scène allemande, maintenant installée à Montréal, a monté et démonté à quelques reprises. Il est d’ailleurs essentiellement question ici de déconstruction, de réinterprétation d’un mythe, geste qui s’inscrit dans la lignée d’Heiner Müller. Les personnages de Macbeth et de Lady Macbeth font maintenant suffisamment partie de l’imaginaire collectif pour qu’Angela Konrad puisse se servir du couple comme d’un thème jamais entendu dans son intégralité, néanmoins intelligible, sur lequel elle érige une structure narrative cohérente entre théâtre, comédie musicale, cabaret, spoken word, cirque et cinéma parfois porno. 

Sans jamais perdre le spectateur, elle multiplie les mises en abyme et les manichéismes : entre les deux personnages principaux, entre ceux-ci et le chœur silencieux formé de deux corbeaux tantôt athlétiques, tantôt contorsionnistes, entre français  et anglais, entre français d’aujourd’hui et celui du début du 20e siècle (la traduction de Michel Garneau utilisée en partie ne comprenant que des mots tirés du Glossaire du parler français au Canada), entre le plateau et la salle, entre l’avant et l’arrière-scène. Une caméra permet en effet de voir ce qui se trame, troublant négatif de la réalité, arme à double tranchant même, quand le regard de l’un ou l’autre des acteurs la traverse, la transperce. 

La frontière entre rêve et réalité est transgressée à de nombreuses reprises, que ce soit à travers des références à la pièce de Shakespeare (les troubles de sommeil de Lady Macbeth, sa phobie de laver constamment le sang qui recouvre ses mains) que dans la distanciation (l’acteur interprétant Macbeth se demandant si, quand il joue, il ne serait pas en train de rêver) ou le texte lui-même :« Crains-tu de devenir celui que tu es en rêve? » ou encore le troublant « Les terreurs vécues sont des beautés à côté des horreurs de l’imagination. » 

Porté par un habillage musical ingénieux de Stéfan Boucher (qui avait notamment collaboré au spectacle de Frédérick Gravel Tout se pète la gueule, chérie), ce laboratoire est remarquablement défendu par les deux acteurs principaux : Philippe Cousineau, tantôt pathétique de névrose vaguement hypocondriaque, tantôt illuminé par son rôle de Macbeth, et surtout Dominique Quesnel, qui semble avoir trouvé ici un rôle à sa mesure, lui permettant de démontrer l’étendue de son talent. Celle qui nous avait bouleversés en marâtre du film Le Torrent se révèle aussi convaincante dans le registre de la frivolité que celui de la manipulation, dans la séduction que dans la compassion, de la diva que de la rockeuse. La proposition avait-elle besoin des commentaires physiques, parfois profondément vulgaires, de ces corbeaux, oiseaux de malheur certes, mentionnés à peine à trois reprises dans le texte original de Shakespeare? Essaie-t-on ici de nous dire que Macbeth aurait au fond été simple victime de ses bas instincts? Peut-être. Ces quelques accords dissonants troublent heureusement à peine cette partition très réussie.

 

What bloody man is that?
D’Anglela Konrad
D’après Shakespeare et Michel Garneau
Une production La Fabrik
Présenté les 1er et 2 juin dans le cadre du OFFTA

 

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.