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Ainsi parlait… : Les bienfaits de l’effort

© Nadine Gomez

Il fallait bien qu’Étienne Lepage et Frédérick Gravel finissent un jour ou l’autre par croiser le fer. L’association s’imposait, tenait pour ainsi dire de l’évidence. Pour les formules drôlement irrévérencieuses de l’auteur, en effet, on pouvait difficilement imaginer meilleur véhicule que les corps singulièrement convulsés du chorégraphe. Au final, on a le sentiment que les deux créateurs ont profité de cette première œuvre commune, Ainsi parlait…, présentée en primeur à l’occasion du Festival TransAmériques, pour repousser leurs limites respectives, aller véritablement à la rencontre de l’autre.

C’est peut-être le texte le plus fragmentaire que nous a offert Lepage jusqu’ici. Disons que dans l’esprit, on est plus près de Kick que de Robin et Marion. En filigrane de ces brefs monologues, on entend plus clairement que jamais les préoccupations sociales, politiques et culturelles d’un auteur qui s’est pourtant maintes fois défendu de vouloir donner dans le théâtre engagé. Est-ce que le fait d’écrire dans un autre contexte, celui de la danse contemporaine, ou alors en plein Printemps érable, l’aurait pour ainsi dire libéré de quelques censures? Quoi qu’il en soit, ses adresses au public, truffées de formules-chocs, portées par une douce ironie, font souvent mouche.

Les quatre « personnages » incarnés par Daniel Parent, Marilyn Perreault, Éric Robidoux et Anne Thériault s’adressent directement aux spectateurs – ces privilégiés qui n’hésitent pas à jeter leur argent « par les fenêtres de la beauté »! – en employant un savoureux mélange de flatterie et d’invective. Il est question des bienfaits que procure l’effort de s’élever au-dessus des contingences de la vie moderne. Mais aussi de la démocratie. Des joies de la surpopulation et du capitalisme. Du confort et de l’indifférence. De l’inculture. De la qualité bien relative du théâtre contemporain. De l’importance de travailler son  espace arrière». Puis, ultimement, de ce « grand jeu de la Justice » auquel nous sommes condamnés. Partout, dans chaque tableau, cette fausse légèreté, ce ton désopilant en même temps que critique. Voilà bien une posture dont on ne saurait se lasser.

Sans perdre sa signature, sans changer de vocabulaire, Frédérick Gravel offre des chorégraphies que l’on pourrait qualifier de plus subtiles que d’ordinaire. On y trouve plus de demi-teintes, moins d’effets comiques, moins de provocation brute, une frénésie plus contrôlée. Ce qui domine, et qui colle si bien aux propos de Lepage, c’est le mélange de sublime et de grotesque, la grandeur et la petitesse, cette expression du caractère noble et dérisoire de l’existence. On y voit l’endoctrinement en même temps que l’aspiration à quelque chose de plus signifiant. Il n’est pas courant sur nos scènes que les corps et les idées s’épousent à ce point, et ce tout en cultivant habilement les contrepoints. Ce spectacle marquera à n’en pas douter un tournant dans les parcours de Gravel et Lepage.

Ainsi parlait…

Texte : Étienne Lepage. Mouvement : Frédérick Gravel. Mise en scène et scénographie : Frédérick Gravel et Étienne Lepage. Éclairages : Frédérick Gravel. Costumes : Elen Ewing. Son: Stéphane Boucher. Avec Daniel Parent, Marilyn Perreault, Éric Robidoux et Anne Thériault. À l’Agora de la danse, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 8 juin 2013. À la Chapelle du 3 au 14 septembre 2013. En tournée montréalaise du 22 février au 19 avril 2018.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.