Une très longue table pour seul décor. Deux personnages à l’allure contrastée. L’homme, grand, porte une vaste soutane négligée au rabat blanc. La femme, petite et mince, est vêtue d’un tailleur brun ajusté à la longue jupe étroite. Lui est le frère Edmond, biologiste, passionné de botanique. Elle, Jeanne, sa disciple et secrétaire, intelligente, instruite, dévouée et…belle. Le mot amour ne sera jamais prononcé entre eux -ou presque, à la fin- sinon pour parler de Dieu ou sous ses formes euphémiques : ami-e, amitié. S’ils prononcent le mot «sexualité», c’est à propos de l’organe reproducteur des plantes… De leur amour, nous ne verrons que la danse.
Nous sommes au Québec, à la fin des années 30, et l’amour entre ces deux êtres manifestement faits l’un pour l’autre survit, à l’image de la fameuse carnivore pourpre, en dépit d’un «environnement hostile», poids des interdits religieux et des conventions sociales, que représente à elle seule le troisième personnage, la sœur d’Edmond, une religieuse stricte et autoritaire. Le savant et la jeune femme sont pourtant de la même race: excentriques, originaux, mus par une étonnante «liberté d’esprit». Le seul fait de continuer à travailler ensemble, lui, clerc, elle, femme et jeune, sous l’œil critique ou malveillant de leur entourage, est un défi à la société et à ses codes. Sur tous les sujets, ils sont en avance sur leur temps: ils ont confiance dans le progrès, vibrent d’une même passion pour la science, pensent que le travail de la femme est légitime, veulent que les Canadiens français rattrapent leur retard.
Frère Edmond ne se prive pas de fustiger son «Église frileuse», et si sa foi est réelle et même naïve («Je demeure vôtre en Jésus-Christ pour l’élévation de la science»), s’il croit en Dieu, c’est surtout à cause de la beauté de la nature. Quant à Jeanne, elle avoue: «Savez-vous qu’avec la science il est difficile de garder la foi». Soulignons ici la crédibilité des deux comédiens: après quelques hésitations de début, Tania Kontoyanni est une Jeanne vibrante, inquiète et déterminée; Jean Maheux, surtout, a la conviction, le lyrisme, l’aptitude au bonheur, l’amour de la vie et l’enthousiasme communicatif du savant passionné.
Sous tension extrême, frustré de son accomplissement naturel, leur amour doit trouver des exutoires. Leur milieu les empêchant de s’aimer physiquement, le clerc et son adjointe s’aimeront par correspondance interposée. Maryse Pelletier a préservé à la fois l’équilibre dramatique et la vraisemblance en réservant l’expression des pulsions sexuelles à la correspondance tandis que les dialogues restent dans la limite de ce qui est acceptable pour la société. Toute la structure de la pièce repose sur l’alternance entre les moments où les deux collaborateurs dissèquent la sarracénie ou font des projets pour leur encyclopédie des plantes, et les lectures de lettres où ils s’instruisent sur leurs différences anatomiques et sur leurs expériences sexuelles respectives, masturbation et orgasme y compris. Le contraste entre le ton objectif des observations, les descriptions cliniques, et le sujet est irrésistible. «Mes reins se sont mis à me donner des coups, entre cinq et dix», raconte la jeune femme, qui ajoute qu’elle aussi a eu une décharge de liquide, mais «oh, pas plus que cinq onces», précise-t-elle. Et après un (premier) orgasme, Edmond commente, non sans humour: «Je ne sais pas si je dois Lui [à Dieu] demander pardon ou le remercier.»
La mise en scène (quelques ajustements à apporter aux éclairages) souligne la composition. Des noirs séparent les séquences et divers procédés évitent la monotonie dans les lectures de lettres. Anne Millaire stylise les passages explicitement sexuels dans un rituel où les comparses se déshabillent, se rhabillent, se frôlent, sans jamais se toucher, à la fois séparés et en accord. La bande sonore de Samuel Vero se fait l’écho des aspirations spirituelles du couple et de leurs déchirements (voix d’alto, orgue harmonieux, grinçant ou assourdissant) pour finir sur le chant déchirant et planant de la religieuse libanaise Marie Keyrouz, qui semble résumer l’existence de ces êtres de vérité et d’authenticité.
Et oui, si cette histoire vous rappelle quelqu’un, vous avez raison: ce texte dense, lyrique, savant, est inspiré des écrits intimes du fondateur du Jardin botanique et maître d’œuvre de la Flore laurentienne, le célèbre frère Marie-Victorin!
La Carnivore pourpre. Texte: Maryse Pelletier. Mise en scène: Anne Millaire. Une production du Théâtre du Griffon. À la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 5 octobre 2013.
Une très longue table pour seul décor. Deux personnages à l’allure contrastée. L’homme, grand, porte une vaste soutane négligée au rabat blanc. La femme, petite et mince, est vêtue d’un tailleur brun ajusté à la longue jupe étroite. Lui est le frère Edmond, biologiste, passionné de botanique. Elle, Jeanne, sa disciple et secrétaire, intelligente, instruite, dévouée et…belle. Le mot amour ne sera jamais prononcé entre eux -ou presque, à la fin- sinon pour parler de Dieu ou sous ses formes euphémiques : ami-e, amitié. S’ils prononcent le mot «sexualité», c’est à propos de l’organe reproducteur des plantes… De leur amour, nous ne verrons que la danse.
Nous sommes au Québec, à la fin des années 30, et l’amour entre ces deux êtres manifestement faits l’un pour l’autre survit, à l’image de la fameuse carnivore pourpre, en dépit d’un «environnement hostile», poids des interdits religieux et des conventions sociales, que représente à elle seule le troisième personnage, la sœur d’Edmond, une religieuse stricte et autoritaire. Le savant et la jeune femme sont pourtant de la même race: excentriques, originaux, mus par une étonnante «liberté d’esprit». Le seul fait de continuer à travailler ensemble, lui, clerc, elle, femme et jeune, sous l’œil critique ou malveillant de leur entourage, est un défi à la société et à ses codes. Sur tous les sujets, ils sont en avance sur leur temps: ils ont confiance dans le progrès, vibrent d’une même passion pour la science, pensent que le travail de la femme est légitime, veulent que les Canadiens français rattrapent leur retard.
Frère Edmond ne se prive pas de fustiger son «Église frileuse», et si sa foi est réelle et même naïve («Je demeure vôtre en Jésus-Christ pour l’élévation de la science»), s’il croit en Dieu, c’est surtout à cause de la beauté de la nature. Quant à Jeanne, elle avoue: «Savez-vous qu’avec la science il est difficile de garder la foi». Soulignons ici la crédibilité des deux comédiens: après quelques hésitations de début, Tania Kontoyanni est une Jeanne vibrante, inquiète et déterminée; Jean Maheux, surtout, a la conviction, le lyrisme, l’aptitude au bonheur, l’amour de la vie et l’enthousiasme communicatif du savant passionné.
Sous tension extrême, frustré de son accomplissement naturel, leur amour doit trouver des exutoires. Leur milieu les empêchant de s’aimer physiquement, le clerc et son adjointe s’aimeront par correspondance interposée. Maryse Pelletier a préservé à la fois l’équilibre dramatique et la vraisemblance en réservant l’expression des pulsions sexuelles à la correspondance tandis que les dialogues restent dans la limite de ce qui est acceptable pour la société. Toute la structure de la pièce repose sur l’alternance entre les moments où les deux collaborateurs dissèquent la sarracénie ou font des projets pour leur encyclopédie des plantes, et les lectures de lettres où ils s’instruisent sur leurs différences anatomiques et sur leurs expériences sexuelles respectives, masturbation et orgasme y compris. Le contraste entre le ton objectif des observations, les descriptions cliniques, et le sujet est irrésistible. «Mes reins se sont mis à me donner des coups, entre cinq et dix», raconte la jeune femme, qui ajoute qu’elle aussi a eu une décharge de liquide, mais «oh, pas plus que cinq onces», précise-t-elle. Et après un (premier) orgasme, Edmond commente, non sans humour: «Je ne sais pas si je dois Lui [à Dieu] demander pardon ou le remercier.»
La mise en scène (quelques ajustements à apporter aux éclairages) souligne la composition. Des noirs séparent les séquences et divers procédés évitent la monotonie dans les lectures de lettres. Anne Millaire stylise les passages explicitement sexuels dans un rituel où les comparses se déshabillent, se rhabillent, se frôlent, sans jamais se toucher, à la fois séparés et en accord. La bande sonore de Samuel Vero se fait l’écho des aspirations spirituelles du couple et de leurs déchirements (voix d’alto, orgue harmonieux, grinçant ou assourdissant) pour finir sur le chant déchirant et planant de la religieuse libanaise Marie Keyrouz, qui semble résumer l’existence de ces êtres de vérité et d’authenticité.
Et oui, si cette histoire vous rappelle quelqu’un, vous avez raison: ce texte dense, lyrique, savant, est inspiré des écrits intimes du fondateur du Jardin botanique et maître d’œuvre de la Flore laurentienne, le célèbre frère Marie-Victorin!
La Carnivore pourpre. Texte: Maryse Pelletier. Mise en scène: Anne Millaire. Une production du Théâtre du Griffon. À la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 5 octobre 2013.