Être issu d’une famille instruite n’est pas toujours un atout, ainsi que le constatent amèrement les enfants Freudenbach. Prénommés Olga, Irina, Macha et Andrej, à l’instar des personnages de la pièce de Tchekhov Les Trois sœurs, ils reprochent à leurs parents lettrés et russophiles de leur avoir légué un bagage culturel qui ne leur est d’aucune utilité dans un monde où l’utopie a cédé la place au matérialisme. Au contraire de Karine, la petite amie d’Andrej, issue d’un milieu plus modeste, ils semblent inaptes à trouver leur place dans la société et souffrent d’un immobilisme qui fait leur malheur. Que sert d’avoir lu Nietzsche, Hesse et Schopenhauer quand on est incapable de trouver une bonne raison de se lever le matin? À quoi bon disséquer sa propre existence si on ne passe jamais à l’acte?
Année après année (chacun des trois actes de la pièce correspond à un anniversaire d’Irina: d’abord ses 28 ans, puis ses 29 ans, puis ses 30 ans), ils s’enlisent dans une vie qui semble se dérouler en dehors d’eux: Irina, éternelle étudiante, change de programme chaque année mais ne va jamais en classe; Olga l’enseignante qui méprise ses élèves devient directrice d’école «parce qu’il n’y a personne d’autre»; Macha dépérit dans un mariage sans amour tout en refusant de quitter son mari; l’artiste Andrej n’écrit pas son roman mais s’enferme plutôt dans un bureau du service culturel, pressé par sa conjointe de faire rentrer l’argent dans les caisses.
De la pièce de Tchekhov susnommée dont elle s’est inspirée, la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf a conservé les traits de caractère des personnages principaux ainsi que l’atmosphère de désillusion que crée la difficile transition entre deux mondes, l’un valorisant la culture et le savoir, et l’autre la rentabilité, l’efficacité, l’argent. Cette «villa de la douleur» est une métaphore de la vie de ses occupants: jadis pleine de splendeur, aujourd’hui en décrépitude.
Tout au long de la pièce, les personnages font montre de leur impuissance à être au monde, incapables de donner un sens à leur vie, ni même de savoir ce qui ferait leur bonheur. La notion de bonheur semble d’ailleurs n’être qu’un concept inatteignable. À la fois snobs et frustrés, ils s’enivrent de paroles autant que d’alcool, peinant à dissimuler tout à fait la vacuité de leur existence. Dire qu’ils dialoguent ou conversent est loin de la réalité: tout au plus monologuent-ils les uns à la suite des autres, et ce qu’il y a de véritables interactions n’est constitué que de moqueries ou de disputes.
Sous la plume habile de Kricheldorf, le drame existentiel prend des allures de vaudeville (impression exacerbée par la mise en scène), et l’humour le dispute au cynisme. Se dessine le portrait d’une génération en manque d’idéal, qui souffre de n’avoir pour horizon que la nécessité de travailler pour gagner de l’argent.
La mise en scène de Martin Faucher, à qui l’on doit notamment Blanche-Neige et La Belle au bois dormant d’Elfriede Jelinek (Espace Go, 2011) et le très réussi Yukonstyle, de Sarah Berthiaume (Théâtre d’aujourd’hui, 2013), si elle ne dessert par le texte, aurait sans doute pu être plus incisive. Toutefois, les interprètes sont solides, notamment Anne-Élisabeth Bossé, désinvolte et blasée dans le rôle d’Irina, et Luc Bourgeois, qui incarne un ami de la famille, pseudo poète-philosophe semblant sorti tout droit d’une autre galaxie, et qui exerce sur le public autant de charme que sur les trois soeurs.
Villa Dolorosa. Texte: Rebekka Kricheldorf. Traduction: Sarah Berthiaume et Frank Weigand. Mise en scène: Martin Faucher. À l’Espace Go jusqu’au 12 octobre 2013.
Être issu d’une famille instruite n’est pas toujours un atout, ainsi que le constatent amèrement les enfants Freudenbach. Prénommés Olga, Irina, Macha et Andrej, à l’instar des personnages de la pièce de Tchekhov Les Trois sœurs, ils reprochent à leurs parents lettrés et russophiles de leur avoir légué un bagage culturel qui ne leur est d’aucune utilité dans un monde où l’utopie a cédé la place au matérialisme. Au contraire de Karine, la petite amie d’Andrej, issue d’un milieu plus modeste, ils semblent inaptes à trouver leur place dans la société et souffrent d’un immobilisme qui fait leur malheur. Que sert d’avoir lu Nietzsche, Hesse et Schopenhauer quand on est incapable de trouver une bonne raison de se lever le matin? À quoi bon disséquer sa propre existence si on ne passe jamais à l’acte?
Année après année (chacun des trois actes de la pièce correspond à un anniversaire d’Irina: d’abord ses 28 ans, puis ses 29 ans, puis ses 30 ans), ils s’enlisent dans une vie qui semble se dérouler en dehors d’eux: Irina, éternelle étudiante, change de programme chaque année mais ne va jamais en classe; Olga l’enseignante qui méprise ses élèves devient directrice d’école «parce qu’il n’y a personne d’autre»; Macha dépérit dans un mariage sans amour tout en refusant de quitter son mari; l’artiste Andrej n’écrit pas son roman mais s’enferme plutôt dans un bureau du service culturel, pressé par sa conjointe de faire rentrer l’argent dans les caisses.
De la pièce de Tchekhov susnommée dont elle s’est inspirée, la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf a conservé les traits de caractère des personnages principaux ainsi que l’atmosphère de désillusion que crée la difficile transition entre deux mondes, l’un valorisant la culture et le savoir, et l’autre la rentabilité, l’efficacité, l’argent. Cette «villa de la douleur» est une métaphore de la vie de ses occupants: jadis pleine de splendeur, aujourd’hui en décrépitude.
Tout au long de la pièce, les personnages font montre de leur impuissance à être au monde, incapables de donner un sens à leur vie, ni même de savoir ce qui ferait leur bonheur. La notion de bonheur semble d’ailleurs n’être qu’un concept inatteignable. À la fois snobs et frustrés, ils s’enivrent de paroles autant que d’alcool, peinant à dissimuler tout à fait la vacuité de leur existence. Dire qu’ils dialoguent ou conversent est loin de la réalité: tout au plus monologuent-ils les uns à la suite des autres, et ce qu’il y a de véritables interactions n’est constitué que de moqueries ou de disputes.
Sous la plume habile de Kricheldorf, le drame existentiel prend des allures de vaudeville (impression exacerbée par la mise en scène), et l’humour le dispute au cynisme. Se dessine le portrait d’une génération en manque d’idéal, qui souffre de n’avoir pour horizon que la nécessité de travailler pour gagner de l’argent.
La mise en scène de Martin Faucher, à qui l’on doit notamment Blanche-Neige et La Belle au bois dormant d’Elfriede Jelinek (Espace Go, 2011) et le très réussi Yukonstyle, de Sarah Berthiaume (Théâtre d’aujourd’hui, 2013), si elle ne dessert par le texte, aurait sans doute pu être plus incisive. Toutefois, les interprètes sont solides, notamment Anne-Élisabeth Bossé, désinvolte et blasée dans le rôle d’Irina, et Luc Bourgeois, qui incarne un ami de la famille, pseudo poète-philosophe semblant sorti tout droit d’une autre galaxie, et qui exerce sur le public autant de charme que sur les trois soeurs.
Villa Dolorosa. Texte: Rebekka Kricheldorf. Traduction: Sarah Berthiaume et Frank Weigand. Mise en scène: Martin Faucher. À l’Espace Go jusqu’au 12 octobre 2013.