Critiques

Tombé du ciel : L’enfer est pavé de bons sentiments

Parfois jadis, parties chercher du lait au «village» certaines personnes ne revenaient jamais. Emportées par un grand vent séducteur, abandonnant les affres quotidiennes, chien, chat et famille, elles partaient s’offrir un nouveau départ. Le jour du 11 septembre 2001, Ben, en se rendant dans les tours où il travaille, fait un crochet chez sa maîtresse… Pendant leur union secrète, les tours du World Trade Center s’écroulent. C’est l’apocalypse. Suite à l’implosion du symbole du capital sauvage, une masse de débris et de poussière engloutit Manhattan dans un nuage de terreur.

Synchronisme parfait ou coup du hasard, le monde qui s’écroule offre à Ben la chance de refaire sa vie, de se faufiler parmi les morts pour échanger son destin. Dans le combat passionnel qui s’engage alors entre les deux amants, surgissent tous les démons du sexe et de l’amour. Neil LaBute maîtrise parfaitement l’imbroglio des couples, l’enchevêtrement des demi-vérités et des mensonges, les volte-faces, les affrontements et les replis, les provocations et les minauderies.

Peut-on extraire toute la vérité de son partenaire, peut-on vivre une relation parfaitement morale dans un monde amoral ? Quand l’univers stable et réconfortant bascule soudainement, les lois anciennes ne s’appliquent plus, il y a un moment de déroute où l’imagination domine votre esprit, où un désir nouveau et improbable vous rend dingue l’espace d’un doute. LaBute explore l’hypothèse où on pourrait s’engouffrer dans cette brèche ouverte pour devenir autre. Mais un devenir par la fuite, par une disparition simulée, un devenir qui commencerait par une supercherie.

Hugues Frenette signe ici une mise en bouche plus qu’une mise en scène. Jeu d’acteurs donc. Sophie Dion et Christian Michaud harnachent avec vigueur et subtilité cette descente dans l’inconditionnel. Les deux comédiens sont soudés ensemble. Ils incarnent tendresse et brutalité, dans un combat verbal fait de langage cru et d’esquive avec une belle unité. Le texte incisif de l’auteur américain, déjouant constamment les bons sentiments et les faux-fuyants par des attaques frontales, des coups-bas, des crocs en jambe, nous emporte dans une dérive où le cynisme et le mensonge dominent cet univers trouble.

Petit bémol cependant. Il me semble qu’avec ces pièces dépouillées pour comédiens seuls, le Théâtre Niveau Parking devrait pousser plus loin le dépouillement. Le décor naturaliste agace plus qu’il ne soutient. Je les imaginais flottant dans leur tête alors que le chaos a déréglé le monde extérieur. Ce type de texte permettrait justement une exploration scénique plus puissante.

Mais cette faiblesse ne vient pas entacher l’intérêt du propos, où il est question de véracité, d’honnêteté, d’un vivre ensemble qui prendrait en compte nos faiblesses et nos égarements. Ce ne sont pas tant les amours multiples qui pourrissent le monde que leur enfermement dans une zone secrète insoutenable. Le revirement inattendu de la fin vient souligner l’ambiguïté des bons sentiments lorsque s’entremêlent l’énergie furibonde de la vie et les conventions de la monogamie généralisée.

On aime LaBute pour avoir abordé avec franchise des hypothèses inattendues et pourtant plausibles comme dans La Forme des choses (2002) sur la question les limites de l’art. Ici le constat que l’ego compte plus que le drame social d’une New York dévastée par le terrorisme vient mettre en perspective les limites de notre compassion.

Tombé du ciel. Texte de Neil LaBute. Mise en scène de Hugues Frenette. Une production du Théâtre Niveau Parking. Au Théâtre Périscope jusqu’au 15 février 2014.