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Catherine Bourgeois : donner du sens à la vie

On rencontre Catherine Bourgeois alors qu’elle s’apprête à créer AVALe, sixième production de Joe Jack et John, la compagnie qu’elle dirige depuis 2003. Le spectacle, qui met en vedette Anthony Dolbec, Michael Nimbley et Jacqueline van de Geer, est présenté Aux Écuries du 11 au 29 mars 2014.

Avez-vous le sentiment d’être toujours fidèle aux idées qui ont présidé à la fondation de la compagnie ?

Catherine Bourgeois : Tout à fait. Je dirais même que je suis de plus en plus en paix avec le mandat de la compagnie. Je l’assume bien mieux qu’il y a dix ans. Il faut dire que j’ai longtemps refusé de me faire étiqueter, tout fait pour que ma démarche ne soit pas rangée dans une petite boîte. Bien sur, j’ai toujours voulu travailler avec des comédiens qui sont atteints d’une déficience intellectuelle, c’était un appel, la réponse à un instinct, mais je n’ai jamais souhaité pour autant qu’on résume mon travail à ça. Au fond, la mission de la compagnie, c’est bien plus de cultiver les distributions d’interprètes atypiques, au sens le plus large du terme, que de mettre en scène des individus qui ont un handicap intellectuel.

Peut-être aussi que la société a un peu changé depuis 2003 ?

C. B. : Oui, comme Québécois, notre rapport à tout ce qui s’écarte de la norme ne cesse d’évoluer. Je pense à la maladie mentale, bien entendu, mais aussi aux minorités sexuelles, linguistiques et culturelles. Et c’est probablement en bonne partie ce qui explique que je me sente plus à l’aise avec mon mandat. Autour de moi, les préjugés tombent, ne serait-ce que dans le milieu théâtral.

Vous iriez jusqu’à dire que la perception du milieu a changé envers votre travail ?

C. B. : Bien sûr. Si j’assume mieux mon statut de créatrice et de directrice de compagnie, c’est en bonne partie parce que le milieu m’envoie un signal positif, me confirme que j’ai ma place, que ma démarche a sa raison d’être. Cette reconnaissance vient des subventionneurs, bien entendu, mais aussi de la critique et des directeurs artistiques.

C’est autour de Juste fake it, votre cinquième spectacle, que tout cela s’est cristallisé ?

C. B. : En effet. Il faut rappeler que ce spectacle est le premier qui a été choisi par une direction artistique, celle des Écuries. Peut-être plus léger, plus accessible que mes précédentes réalisations, Just fake it a été présenté une trentaine de fois. On est allé jusqu’au Bic! Grâce à la bourse qui accompagnait le prix qu’on a gagné à RIDEAU, on est allé en Belgique et à Berlin. C’est simple, depuis le printemps dernier, j’ai la chance de ne travailler que pour Joe Jack et John, entre autres grâce à une subvention spéciale du secteur « art et handicap » du Conseil des arts du Canada. Il y a deux ans, tout cela m’aurait semblé impossible.

Vous avez trouvé ça long avant de vous sentir acceptée ?

C. B. : Je dois reconnaître que oui. Je me suis longtemps mise au travail en ayant le sentiment que je faisais ça envers et contre tous, que personne ne voulait m’entendre parler. Un moment donné, ça devient lourd. Si bien que je n’ai pas de difficulté à comprendre que plusieurs abandonnent. En ce sens, la vague des spectacles annulés cet hiver est loin de me rassurer.

Nos scènes sont tellement blanches

On voit encore bien peu de corps, de voix ou de présences atypiques sur les scènes québécoises. N’est-ce pas incompréhensible, alors que la différence, l’étrangeté et la singularité sont fascinantes ?

C. B. : Je suis d’accord avec vous. En plus, il y a des tonnes d’acteurs qui échappent aux standards et aux canons de beauté, des comédiens qu’on engage peu ou pas, qui sont souvent confinés aux petits rôles. Ce n’est pas comme si tout le monde, dans la vraie vie, était beau, jeune et sexy ! J’ai été ravie d’apprendre qu’on tenait au Quat’Sous cette année des auditions « de la diversité », avec des comédiens montréalais issus des communautés culturelles. Quelle excellente initiative! Il faut tellement qu’on sorte des évidences, qu’on s’expose à de nouveaux accents, de nouvelles couleurs, de nouvelles présences corporelles. Nos scènes sont tellement blanches!

Avez-vous parfois le sentiment d’être seule à défendre cette vision ?

C. B. : Oui et non. À Berlin, Just fake it a été présenté dans un festival dont tous les spectacles mettaient en scène des interprètes ayant un handicap intellectuel. Ça m’a fait réaliser que je fais partie d’une démarche qui n’est peut-être pas très locale, mais qui est assurément mondiale. C’est certain que mes références sont principalement étrangères. Je pense aux compagnies des Italiens Pippo Delbono et Romeo Castellucci, mais aussi à celle de l’Australien Bruce Gladwin, le Back to Back Theatre, qu’on a pu voir au dernier FTA. J’ai d’ailleurs vu à Berlin quelques spectacles qui mériteraient bien d’être invités au FTA.

Que la colère gronde

En quoi AVALe se distingue-t-il de tes créations précédentes ?

C. B. : Je dois tout d’abord dire que je travaille pour la première fois avec Anthony Dolbec, un comédien qui est atteint du syndrome d’Asperger, qui est une branche de l’autisme. L’autisme, ce n’est pas une déficience intellectuelle, c’est très différent, je dirais que c’est plus près d’une déficience sociale. Par conséquent, ce n’était pas du tout évident pour moi de communiquer avec lui en salle de répétition. J’ai dû apprendre, trouver le bon canal, mais je pense qu’on y est arrivé. De toute façon, tous les comédiens, qu’ils aient ou non une déficience intellectuelle, ont des forces et des faiblesses, des limites qui sont différentes. Il faut simplement travailler avec ça, ne pas lutter contre.

Qu’est-ce qui explique que vous ayez fait appel cette fois à un collaborateur extérieur en ce qui concerne la dramaturgie ?

C. B : Après Just fake it, je me suis prêtée à un bilan. J’ai évalué les forces et les faiblesses de mon travail. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que le mode d’écriture en collectif, que j’avais employé depuis le début, présentait quelques failles. Pour AVALe, sans changer de méthode, parce que je la trouve stimulante, j’ai demandé à Jean-François Nadeau de nous offrir un regard extérieur. Mon objectif, c’est d’atteindre une plus grande cohésion d’ensemble, une plus grande unité. J’ai le sentiment que ma méthode était un peu devenue une recette et qu’il fallait que je sorte de ma zone de confort. Il y aura donc moins de témoignages, moins d’adresses au public. J’oserais même dire — et ça me fait presque peur — qu’il y a une histoire, un récit.

Michael Nimbley, qui en est à son troisième spectacle avec Joe Jack et John, et Jacqueline van de Geer, une comédienne originaire des Pays-Bas qui est établie à Montréal depuis 2005 et qui appartient plutôt au milieu de la performance, sont au cœur de la représentation.

C. B. : Oui, ils incarnent un couple de mésadaptés, deux quinquagénaires désabusés qu’on retrouve dans leur cuisine. Leur vie, dans tout ce qu’elle a de plus banale, de plus quotidienne, est une évocation de la nôtre. Il est beaucoup question du rapport à l’autre, à l’argent, au travail et à la santé dans un monde où la performance, la réussite et le conformisme priment. En fait, le spectacle est un portrait, la représentation d’un système social qui grince de plus en plus. On les voit supporter leur lot, accumuler des frustrations, ravaler leur hargne, jusqu’à ce que ça explose. Ça me permet de parler d’un sujet qui me fascine, et qui est le véritable moteur du spectacle, la colère.

Vous avez choisi de symboliser cette rage par le Tigre, un personnage que Michael et Jacquie ne voient pas, mais qui va les pousser dans les dédales de la colère. Cette colère, est-ce qu’elle est salvatrice ? Sur quoi débouche-t-elle ?

C. B. : Je me suis vraiment battue pour que la fin apporte du changement. J’y tenais beaucoup. Mais, dans le processus, j’ai fini par comprendre, et accepter qu’il ne fallait pas de fin heureuse. Après une grande crise, une explosion de colère, le changement ne vient pas tout seul. Je dis ça et je ne peux pas m’empêcher de penser au Printemps érable. Dans la sphère intime aussi bien que collective, après le soulèvement, il faut se lever de bonne heure, travailler fort, parce que sinon tu retombes dans tes bonnes vieilles pantoufles, tu retournes au même cercle vicieux. Cela dit, je ne pense pas que la colère soit vaine ou stérile. Au contraire, elle peut même donner du sens à la vie.

AVALe

Texte collectif, en collaboration avec Jean-François Nadeau. Conception et mise en scène : Catherine Bourgeois. Costumes et collaboration au décor : Julie Emery. Éclairages : Martin Sirois. Musique : Jez. Avec Anthony Dolbec, Michael Nimbley et Jacqueline van de Geer. Une production de la compagnie Joe Jack et John. Aux Écuries du 11 au 29 mars 2014.

Pour en savoir plus sur la compagnie Joe Jack et John et sa directrice, lisez le portrait signé par Hervé Guay dans JEU 132 et l’entrevue réalisée par Catherine Bourgeois avec Bruce Gladwin du Back to Back Theatre dans JEU 146.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.