À partir des écrits et notes de Anne Politkovskaïa, le collage de texte de Stefano Massini nous emporte dans un tsunami nommé Tchétchénie. La célèbre journaliste russe couvre cette guerre infecte en kamikaze pour qui la liberté d’expression et la vérité des faits est la garantie d’une démocratie saine. Elle vit dans le conflit, s’en imprègne au quotidien, s’astreignant aux mêmes conditions de vie que les habitants de Grozny. Elle enquête, s’entretient avec des Russes et des Tchéchènes, elle trace un portrait non idéologique de cette guerre sanglante qui oppose dans la propagande russe, de braves soldats à des terroristes.
Olivier Lépine opte pour un dispositif ouvert qui s’articule à partir d’un bassin d’eau où les comédiens incarnent la guerre et son absurdité avec une grande fluidité entre de nombreux personnages, soldats, terroristes, victimes, politiciens, et autant de personnifications de Politkovskaïa. Trois filles, trois garçons qui organisent en un croisement continu deux fils conducteurs: l’impossible validation des guerres d’un point de vue humain et la nécessité de la liberté de presse. Dans les textes de la journaliste assassinée en 2006 s’imbrique continuellement cette double tension. Il y a la presse libre ou la propagande. Qui veut agir en free lance au pays de Poutine joue sa vie — rappelons que 26 journalistes ont été tués en Russie depuis l’an 2000, l’assassinat d’Anna P. ayant été le plus médiatisé.
Les interruptions didactiques sur le mode ludique des quiz ou le ton sérieux des nouvelles et reportages viennent réactualiser cette guerre qui dure toujours et met en lumière la présente situation en Ukraine. Le mur qui fait face au bassin devient le porteur direct des événements avec une accumulation de fonctions et de traces qui lui donne une éloquente texture réaliste: projection vidéo, tableau de classe, mur d’exécution. Le mur blanc se métamorphose en une masse maculée de déjections humaines. Symboliquement, le bassin porte la vie et la mort du monde, on l’évite, puis on s’y trempe les pieds, puis on s’y couche, puis on y meurt. La matrice universelle donne vie, mais porte finalement le deuil ensanglanté de l’actualité.
En distribuant le texte de la journaliste russe parmi les comédiennes, on évite d’en faire une héroïne, elle devient plutôt porteuse d’un concept, un concept puissant qui nous rappelle que la lutte contre la tyrannie, peut importe son nom, est une attitude qu’il ne faut jamais abandonner. Anna P. savait qu’elle allait mourir bientôt, une résidente de son bloc avait été tuée par erreur, elle avait eu des menaces directes, elle avait été prévenue de s’amender et de choisir son camp: la noble et immense Russie ou les terroristes. Dans un texte profond sur la question de «prendre position» pour l’un ou l’autre, elle montre les limites de ce choix, et l’incapacité de scinder le monde dans une dichotomie aussi brutale. Et la scène où les morts-vivants surgissent du brouillard muet qui immobilise le monde après l’attentat contre le Parlement de Grozny souligne de manière admirable l’odeur de l’horreur et son spectre hideux.
Le puissant texte de Massini et l’actualisation qu’en fait Lépine nous rappelle que les outils de la libre pensée ne sont pas offerts sur un plateau d’argent, qu’il faut les braquer contre l’oppression et les tentations universelles de la pensée unique qui vise à aplanir les rugosités du réel. Il faut voir Anna P. pour sa prise de position claire contre les infamies du pouvoir.
Femme non rééducable /Anna P. Texte de Stefano Massini. Mise en scène de Olivier Lépine. Une production de Portrait Robot. À Premier Acte jusqu’au 29 mars.
À partir des écrits et notes de Anne Politkovskaïa, le collage de texte de Stefano Massini nous emporte dans un tsunami nommé Tchétchénie. La célèbre journaliste russe couvre cette guerre infecte en kamikaze pour qui la liberté d’expression et la vérité des faits est la garantie d’une démocratie saine. Elle vit dans le conflit, s’en imprègne au quotidien, s’astreignant aux mêmes conditions de vie que les habitants de Grozny. Elle enquête, s’entretient avec des Russes et des Tchéchènes, elle trace un portrait non idéologique de cette guerre sanglante qui oppose dans la propagande russe, de braves soldats à des terroristes.
Olivier Lépine opte pour un dispositif ouvert qui s’articule à partir d’un bassin d’eau où les comédiens incarnent la guerre et son absurdité avec une grande fluidité entre de nombreux personnages, soldats, terroristes, victimes, politiciens, et autant de personnifications de Politkovskaïa. Trois filles, trois garçons qui organisent en un croisement continu deux fils conducteurs: l’impossible validation des guerres d’un point de vue humain et la nécessité de la liberté de presse. Dans les textes de la journaliste assassinée en 2006 s’imbrique continuellement cette double tension. Il y a la presse libre ou la propagande. Qui veut agir en free lance au pays de Poutine joue sa vie — rappelons que 26 journalistes ont été tués en Russie depuis l’an 2000, l’assassinat d’Anna P. ayant été le plus médiatisé.
Les interruptions didactiques sur le mode ludique des quiz ou le ton sérieux des nouvelles et reportages viennent réactualiser cette guerre qui dure toujours et met en lumière la présente situation en Ukraine. Le mur qui fait face au bassin devient le porteur direct des événements avec une accumulation de fonctions et de traces qui lui donne une éloquente texture réaliste: projection vidéo, tableau de classe, mur d’exécution. Le mur blanc se métamorphose en une masse maculée de déjections humaines. Symboliquement, le bassin porte la vie et la mort du monde, on l’évite, puis on s’y trempe les pieds, puis on s’y couche, puis on y meurt. La matrice universelle donne vie, mais porte finalement le deuil ensanglanté de l’actualité.
En distribuant le texte de la journaliste russe parmi les comédiennes, on évite d’en faire une héroïne, elle devient plutôt porteuse d’un concept, un concept puissant qui nous rappelle que la lutte contre la tyrannie, peut importe son nom, est une attitude qu’il ne faut jamais abandonner. Anna P. savait qu’elle allait mourir bientôt, une résidente de son bloc avait été tuée par erreur, elle avait eu des menaces directes, elle avait été prévenue de s’amender et de choisir son camp: la noble et immense Russie ou les terroristes. Dans un texte profond sur la question de «prendre position» pour l’un ou l’autre, elle montre les limites de ce choix, et l’incapacité de scinder le monde dans une dichotomie aussi brutale. Et la scène où les morts-vivants surgissent du brouillard muet qui immobilise le monde après l’attentat contre le Parlement de Grozny souligne de manière admirable l’odeur de l’horreur et son spectre hideux.
Le puissant texte de Massini et l’actualisation qu’en fait Lépine nous rappelle que les outils de la libre pensée ne sont pas offerts sur un plateau d’argent, qu’il faut les braquer contre l’oppression et les tentations universelles de la pensée unique qui vise à aplanir les rugosités du réel. Il faut voir Anna P. pour sa prise de position claire contre les infamies du pouvoir.
Femme non rééducable /Anna P. Texte de Stefano Massini. Mise en scène de Olivier Lépine. Une production de Portrait Robot. À Premier Acte jusqu’au 29 mars.