Son corps, c’est ce qu’elle connaît le mieux, Molly Bloom. Et elle s’en sert. Il est beau ; elle sait qu’il est désiré et, surtout, désirant. Alors, sans pudeur, elle redemande le plaisir. On peut trouver Molly exhibitionniste, un brin nymphomane, certainement crue. Mais elle n’est pas dupe.
En effet, au détour de phrases, on la devine consciente de sa situation : mariée, même amoureuse, elle s’ennuie, dit que son mari ne fait pas assez d’argent, qu’elle a sacrifié sa carrière de chanteuse. Consciente aussi des rapports entre les femmes et les hommes, elle se demande, comme ça, à brûle-pourpoint, pourquoi il faut « les remercier pour la moindre bouchée qu’on avale ». Mais elle n’est ni revancharde ni aigrie ni militante. Elle ne revendique rien, si ce n’est son plaisir, car elle y trouve son pouvoir et sa liberté. Nous sommes en 1904.
Le spectateur « construit » ce personnage au fur et à mesure des bribes que Molly lui lance. Car ici, rien de linéaire. Molly Bloom ne nous « raconte » rien. On a affaire à un flot de pensées, à ce stream of consciousness qui a fait de James Joyce un des grands réformateurs du roman. Déferlent idées, réminiscences, rêveries. Surgissent des souvenirs d’enfance à Gibraltar, de sa relation avec son mari, de ses ébats amoureux. Ses propos sont tantôt terre-à-terre, tantôt lyriques ; Molly passe sans crier gare du trivial au tragique (n’a-t-elle pas perdu un enfant ?). Mais le flux continue.
Anne-Marie Cadieux incarne cette femme étonnante, loin de l’autodestruction à laquelle nous ont habitués bien des personnages de la fin du 19e siècle. Si sa Molly peut nous paraître un peu « folle » par moments, on ne peut qu’adhérer à la proposition de la comédienne (et de la metteure en scène) qui réussit, avec la juste dose de détachement, à multiplier les couches de son personnage tour à tour frivole, moqueuse, farouche, sensuelle. Sa gestuelle suit, elle aussi, la ligne du vulgaire au poétique. Cadieux se déplace dans l’espace, comme les idées dans la tête de Molly, avec des envolées, des temps d’arrêt et même des pointes d’humour.
Anick La Bissonnière lui a dessiné un immense sculpture, entourée de sable, une sorte de lit-paysage, où elle s’étire, se love, s’offre. Magnifique image de ces lieux qui ont « fait » Molly Bloom, du rocher de Gibraltar aux paysages âpres de l’Irlande. Magnifique métaphore aussi de son corps, sensuel, alangui, ancrage de sa vie. Et alors que jaillissent les mots de Molly, des images floues, changeantes, passent et s’estompent sur les rideaux de fils encadrant la scène comme autant d’incarnations de ces mouvements de pensées qui se bousculent dans la tête du personnage. Quelle scénographie inspirée !
James Joyce a écrit son roman Ulysse, dont le « scandaleux » monologue de Molly est le dernier chapitre, en 1922. Le personnage principal, Leopold Bloom, vient de passer la journée, le 16 juin 1904 précisément, à déambuler dans Dublin. Il est revenu chez lui éméché et échoue dans le lit de sa femme, qui, pendant ce temps, y avait reçu son amant. C’est donc en pleine nuit que Molly soliloque sur la jouissance…
S’il est indéniable que Joyce ait voulu provoquer ses contemporains, il est tout aussi certain qu’aujourd’hui, même si les mots « fesses » et « grosse queue » sont monnaie courante, ce monologue de Molly Bloom porte encore son lot d’audace. Ce qui frappe, c’est l’absolu consentement de la femme au plaisir. En fait, son désir de vivre l’emporte sur tout. Elle ne ressent pas la culpabilité. Alors que de nos jours, il est plus offensant, apparemment, de voir la jouissance féminine sur les écrans que des meurtres de plus en plus sauvages, il est utile de réentendre ce que pense Molly de l’adultère : « Si c’est tout le mal qu’on aura fait dans cette vallée de larmes, Dieu sait que c’est pas grand chose. »
Texte de James Joyce, traduit par Jean-Marc Dalpé. Mise en scène de Brigitte Haentjens. À l’Espace GO jusqu’ au 31 mai 2014. Au Théâtre du Centre national des Arts du 24 au 27 septembre 2014.
Son corps, c’est ce qu’elle connaît le mieux, Molly Bloom. Et elle s’en sert. Il est beau ; elle sait qu’il est désiré et, surtout, désirant. Alors, sans pudeur, elle redemande le plaisir. On peut trouver Molly exhibitionniste, un brin nymphomane, certainement crue. Mais elle n’est pas dupe.
En effet, au détour de phrases, on la devine consciente de sa situation : mariée, même amoureuse, elle s’ennuie, dit que son mari ne fait pas assez d’argent, qu’elle a sacrifié sa carrière de chanteuse. Consciente aussi des rapports entre les femmes et les hommes, elle se demande, comme ça, à brûle-pourpoint, pourquoi il faut « les remercier pour la moindre bouchée qu’on avale ». Mais elle n’est ni revancharde ni aigrie ni militante. Elle ne revendique rien, si ce n’est son plaisir, car elle y trouve son pouvoir et sa liberté. Nous sommes en 1904.
Le spectateur « construit » ce personnage au fur et à mesure des bribes que Molly lui lance. Car ici, rien de linéaire. Molly Bloom ne nous « raconte » rien. On a affaire à un flot de pensées, à ce stream of consciousness qui a fait de James Joyce un des grands réformateurs du roman. Déferlent idées, réminiscences, rêveries. Surgissent des souvenirs d’enfance à Gibraltar, de sa relation avec son mari, de ses ébats amoureux. Ses propos sont tantôt terre-à-terre, tantôt lyriques ; Molly passe sans crier gare du trivial au tragique (n’a-t-elle pas perdu un enfant ?). Mais le flux continue.
Anne-Marie Cadieux incarne cette femme étonnante, loin de l’autodestruction à laquelle nous ont habitués bien des personnages de la fin du 19e siècle. Si sa Molly peut nous paraître un peu « folle » par moments, on ne peut qu’adhérer à la proposition de la comédienne (et de la metteure en scène) qui réussit, avec la juste dose de détachement, à multiplier les couches de son personnage tour à tour frivole, moqueuse, farouche, sensuelle. Sa gestuelle suit, elle aussi, la ligne du vulgaire au poétique. Cadieux se déplace dans l’espace, comme les idées dans la tête de Molly, avec des envolées, des temps d’arrêt et même des pointes d’humour.
Anick La Bissonnière lui a dessiné un immense sculpture, entourée de sable, une sorte de lit-paysage, où elle s’étire, se love, s’offre. Magnifique image de ces lieux qui ont « fait » Molly Bloom, du rocher de Gibraltar aux paysages âpres de l’Irlande. Magnifique métaphore aussi de son corps, sensuel, alangui, ancrage de sa vie. Et alors que jaillissent les mots de Molly, des images floues, changeantes, passent et s’estompent sur les rideaux de fils encadrant la scène comme autant d’incarnations de ces mouvements de pensées qui se bousculent dans la tête du personnage. Quelle scénographie inspirée !
James Joyce a écrit son roman Ulysse, dont le « scandaleux » monologue de Molly est le dernier chapitre, en 1922. Le personnage principal, Leopold Bloom, vient de passer la journée, le 16 juin 1904 précisément, à déambuler dans Dublin. Il est revenu chez lui éméché et échoue dans le lit de sa femme, qui, pendant ce temps, y avait reçu son amant. C’est donc en pleine nuit que Molly soliloque sur la jouissance…
S’il est indéniable que Joyce ait voulu provoquer ses contemporains, il est tout aussi certain qu’aujourd’hui, même si les mots « fesses » et « grosse queue » sont monnaie courante, ce monologue de Molly Bloom porte encore son lot d’audace. Ce qui frappe, c’est l’absolu consentement de la femme au plaisir. En fait, son désir de vivre l’emporte sur tout. Elle ne ressent pas la culpabilité. Alors que de nos jours, il est plus offensant, apparemment, de voir la jouissance féminine sur les écrans que des meurtres de plus en plus sauvages, il est utile de réentendre ce que pense Molly de l’adultère : « Si c’est tout le mal qu’on aura fait dans cette vallée de larmes, Dieu sait que c’est pas grand chose. »
Molly Bloom
Texte de James Joyce, traduit par Jean-Marc Dalpé. Mise en scène de Brigitte Haentjens. À l’Espace GO jusqu’ au 31 mai 2014. Au Théâtre du Centre national des Arts du 24 au 27 septembre 2014.