Critiques

Todo el cielo sobre la tierra : Hérétique et sacré

«La haine est une façon de réclamer de l’amour à grands cris. On doit vivre avec cette contradiction. En moi cohabitent la catastrophe et le désir de bonheur» déclarait Angélica Liddell lors de la rencontre organisée par le FTA dimanche dernier. De haine et d’amour, il n’est question que de cela dans Todo el cielo sobre la tierra.

Pour la première fois à Montréal, précédée d’un énorme buzz avignonnais, l’espagnole Angélica Liddell arrive auréolée d’un parfum de soufre. Ce qui ne serait pas sans la réjouir, elle qui prétend que seul l’enfer lui donne un espace de liberté.

La première partie du spectacle revisite le conte de Peter Pan, l’enfant qui ne voulait pas grandir et de Wendy, la figure maternelle et dépendante qui a peur d’être abandonnée. Aimer, c’est prendre le risque de l’abandon. Et pour aimer il faut s’abandonner. Cruelle dialectique qu’explore Angélica Liddell.

Dans le pays imaginaire de Wendy, grandir est interdit. Grandir, c’est oublier les idéaux de la jeunesse, dit Liddell. Et grandir, c’est vieillir. Tout naturellement, elle trace un parallèle entre l’île de Neverland et celle d’Utoya, au Danemark, où les jeunes victimes du tueur fou ne vieilliront jamais. Peut-être le destin idéal pour la créatrice?

Vient ensuite une série de valses, dansées par un couple de Chinois découvert dans une rue de Shanghaï. Âgés de 72 et 73 ans, ils tournent et tournent comme des automates, comme ces petites poupées dans les boites à musique vintage, visages impassibles et gestes codés, elle dans une robe froufroutante jaune, et lui dans un costume tiré à quatre épingles, sur la musique interprétée en direct par un orchestre de huit musiciens.

Costumes colorés, masques et coiffes de plumes, dans une débauche de kitch, contrastent avec le séisme de la deuxième partie, le long monologue d’Angélica Liddell qui vomit sa haine de la mère et de la maternité, sa peur de vieillir en un formidable cri d’amour.

Loin de la politesse ambiante ou de la gentillesse obligée, sentiments qui n’existent pas dans son monde, loin des propos photoshopés et des discours édulcorés, elle ose hurler à la face du monde son désespoir et sa rage, la souillure et la saleté qui la hantent et la fascinent. Elle ose dire ce qu’on n’entend plus, ce qu’on ne veut surtout pas entendre. Il y a quelque chose de l’exutoire, des «gueuloirs» d’Antonin Artaud (dont elle dit, la main sur le cœur : «c’est mon mari»).

Inadaptée et fière de l’être, conchiant cette humanité à laquelle elle appartient, contrainte et forcée, elle revendique cette extrême et froide lucidité qui dérange notre joli cortège d’adolescents attardés et botoxés. «Se rendre compte de tout et faire comme si rien n’était est une vraie plaie», dit-elle alors. Cette vision glacée et glaçante de l’humanité, si elle n’était pas proférée sur une scène, la condamnerait certainement à un traitement au lithium ou à la mirtazapine, molécules réputées stabiliser l’humeur.

Voilà un discours qui fait tache, puisque tout ce qui dépasse est une menace. Souffrance, dépression, anxiété, maladie mentale sont aujourd’hui ces choses dont on ne parle pas, alors qu’on bat des records en nombre de suicides. Passant de l’effondrement à l’euphorie, Liddell assume ce déséquilibre névrotique qui agit chez elle comme moteur de créativité.

Livrant une performance incroyable, parfois difficilement supportable mais fondamentalement dérangeante, entre nihilisme punk et égocentrisme assumé, de rugissements déments en murmures grinçants, Liddell crache son venin… et ça fait du bien !

Épuisant, éprouvant, transcendant, ce spectacle ne laisse pas indifférent, nous confrontant violemment à nos limites, à nos valeurs. Il y a ceux qui acceptent de se laisser déranger, et ceux qui le refusent. Bref, on aime ou on déteste. Amour et haine, encore et toujours…

Todo el cielo sobre la tierra

Texte, mise en scène, scénographie et costumes d’Angélica Liddell. Une production de Atra Bilis Teatro. Au Monument National le 27 et 28 mai 2014, dans le cadre du FTA.