Les hasards de la programmation m’ont amenée cette année à voir le même jour deux productions qui semblaient, de prime abord, ne pas pouvoir être comparées : Mother Courage and Her Children et Man of La Mancha. Le théâtre épique n’est-il pas à mille lieux du théâtre musical ?
Mother Courage and Her Children
Cette pièce de Brecht écrite en 1939 (créée à Berlin en 1949) est à l’origine de la fondation du Berliner Ensemble. Pure coïncidence ? Le lieu et le temps de la pièce sont toutefois plus près de la pièce de Michel Marc Bouchard aussi présentée à Stratford (Christina, The Girl King), Christine étant reine dans la Suède du XVIIe siècle. Le personnage principal de la pièce de Brecht, Anna Fierling, est une cantinière qui, accompagnée de ses trois enfants, tire sa carriole sur les routes et les champs de bataille pendant la guerre de Trente Ans.
Dans quelle mesure cette pièce classique du théâtre épique constitue-t-elle toujours une critique sociale ? Si le rapport entre la guerre et le capitalisme n’est plus pour nous un sujet d’actualité, la question du rôle des femmes dans la guerre se trouve au cœur de nos débats sociaux. Que penser de cette mère qui, profitant de la guerre pour faire survivre sa famille, finira par perdre ses enfants ?
D’une part, Brecht invite à la déconstruction de l’image de la mère « courageuse », prête à tout sacrifier pour sauver ses enfants. D’autre part, le fait que le commerce d’une femme participe à l’économie de la guerre nous amène à réfléchir à la valeur que la société accorde au travail des femmes.
La pièce, composée de douze tableaux, est présentée dans la tradition du théâtre épique, avec un narrateur et des moments où les acteurs sortent de leur rôle et se distancient de l’action, échangeant avec le public avant le début du spectacle, paradant avec des pancartes (souvent ironiques) qui présentent des intertitres de temps et de lieux, jouant de divers instruments sur scène ou chantant.
La mise en scène de Martha Henry, dans le lieu théâtral le plus brechtien de Stratford, demeure à ce titre efficace et juste. Mettant en garde ses acteurs contre la manipulation émotive du public, la metteure en scène leur a demandé, dans l’esprit de Brecht, de laisser les circonstances ou les événements guider leur jeu. Il faut souligner la qualité de la distribution, avec, pour les personnages principaux, Seana McKenna (la mère), Geraint Wyn Davies (le cuisinier), Ben Carlson (l’aumônier) et Carmen Grant (la fille muette).
Man of La Mancha
Savait-on que L’Homme de la Mancha avait été d’abord une comédie musicale présentée à Broadway en 1965 ? On connaît surtout son adaptation française, traduite par Jacques Brel et dans laquelle il jouera le rôle principal de 1967 à 1969. On se souvient également de la plus récente production québécoise de cette pièce, en 2002, dans l’excellente mise en scène de René Richard Cyr.
Or, pour le public de Stratford, il semble bien que seule la filière américaine existe. On découvre ainsi dans le programme que la pièce, à sa création, a trouvé un écho particulier chez les Américains dont le rêve, avec la mort de Kennedy et la guerre du Vietnam, venait abruptement de tourner au cauchemar.
Les comédies musicales sont depuis longtemps l’un des créneaux importants de Stratford. Cette production m’a séduite par sa scénographie imposante, la qualité des chorégraphies, de la musique, du chant et du jeu des acteurs-chanteurs : Cervantes/Don Quixote/Alonso Quijana interprété par Tom Rooney, Sancho Panza par Steve Ross et Aldonza par Robin Hutton. Mais cette pièce, pourtant présentée en langue originale, n’a jamais réussi à me faire oublier totalement les incroyables interprétations de Brel !
Ainsi, dans ces deux pièces sur l’errance, l’une met en scène une anti-héroïne sans idéal, l’autre présente un héros presque mythique, à la quête absolue ; l’une incite à considérer un contexte historique et social, l’autre a presque occulté le contexte d’une Espagne en pleine inquisition. Dans le théâtre épique, les parties chantées permettent la distanciation et la réflexion, alors que dans le théâtre musical, les chansons encouragent l’identification du spectateur et visent à susciter l’émotion.
Ce n’est pas le moindre mérite du festival de Stratford de permettre au spectateur de faire jouer ces différences qui, dans la réflexion, prolonge le plaisir théâtral.
Texte de Bertolt Brecht. Traduction de David Edgar. Mise en scène de Martha Henry. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 27 septembre 2014.
Livret de Dale Wasserman. Musique de Mitch Leigh. Paroles de Joe Darion. Mise en scène de Robert McQueen. Au Avon Theatre jusqu’au 11 octobre 2014.
Les hasards de la programmation m’ont amenée cette année à voir le même jour deux productions qui semblaient, de prime abord, ne pas pouvoir être comparées : Mother Courage and Her Children et Man of La Mancha. Le théâtre épique n’est-il pas à mille lieux du théâtre musical ?
Mother Courage and Her Children
Cette pièce de Brecht écrite en 1939 (créée à Berlin en 1949) est à l’origine de la fondation du Berliner Ensemble. Pure coïncidence ? Le lieu et le temps de la pièce sont toutefois plus près de la pièce de Michel Marc Bouchard aussi présentée à Stratford (Christina, The Girl King), Christine étant reine dans la Suède du XVIIe siècle. Le personnage principal de la pièce de Brecht, Anna Fierling, est une cantinière qui, accompagnée de ses trois enfants, tire sa carriole sur les routes et les champs de bataille pendant la guerre de Trente Ans.
Dans quelle mesure cette pièce classique du théâtre épique constitue-t-elle toujours une critique sociale ? Si le rapport entre la guerre et le capitalisme n’est plus pour nous un sujet d’actualité, la question du rôle des femmes dans la guerre se trouve au cœur de nos débats sociaux. Que penser de cette mère qui, profitant de la guerre pour faire survivre sa famille, finira par perdre ses enfants ?
D’une part, Brecht invite à la déconstruction de l’image de la mère « courageuse », prête à tout sacrifier pour sauver ses enfants. D’autre part, le fait que le commerce d’une femme participe à l’économie de la guerre nous amène à réfléchir à la valeur que la société accorde au travail des femmes.
La pièce, composée de douze tableaux, est présentée dans la tradition du théâtre épique, avec un narrateur et des moments où les acteurs sortent de leur rôle et se distancient de l’action, échangeant avec le public avant le début du spectacle, paradant avec des pancartes (souvent ironiques) qui présentent des intertitres de temps et de lieux, jouant de divers instruments sur scène ou chantant.
La mise en scène de Martha Henry, dans le lieu théâtral le plus brechtien de Stratford, demeure à ce titre efficace et juste. Mettant en garde ses acteurs contre la manipulation émotive du public, la metteure en scène leur a demandé, dans l’esprit de Brecht, de laisser les circonstances ou les événements guider leur jeu. Il faut souligner la qualité de la distribution, avec, pour les personnages principaux, Seana McKenna (la mère), Geraint Wyn Davies (le cuisinier), Ben Carlson (l’aumônier) et Carmen Grant (la fille muette).
Man of La Mancha
Savait-on que L’Homme de la Mancha avait été d’abord une comédie musicale présentée à Broadway en 1965 ? On connaît surtout son adaptation française, traduite par Jacques Brel et dans laquelle il jouera le rôle principal de 1967 à 1969. On se souvient également de la plus récente production québécoise de cette pièce, en 2002, dans l’excellente mise en scène de René Richard Cyr.
Or, pour le public de Stratford, il semble bien que seule la filière américaine existe. On découvre ainsi dans le programme que la pièce, à sa création, a trouvé un écho particulier chez les Américains dont le rêve, avec la mort de Kennedy et la guerre du Vietnam, venait abruptement de tourner au cauchemar.
Les comédies musicales sont depuis longtemps l’un des créneaux importants de Stratford. Cette production m’a séduite par sa scénographie imposante, la qualité des chorégraphies, de la musique, du chant et du jeu des acteurs-chanteurs : Cervantes/Don Quixote/Alonso Quijana interprété par Tom Rooney, Sancho Panza par Steve Ross et Aldonza par Robin Hutton. Mais cette pièce, pourtant présentée en langue originale, n’a jamais réussi à me faire oublier totalement les incroyables interprétations de Brel !
Ainsi, dans ces deux pièces sur l’errance, l’une met en scène une anti-héroïne sans idéal, l’autre présente un héros presque mythique, à la quête absolue ; l’une incite à considérer un contexte historique et social, l’autre a presque occulté le contexte d’une Espagne en pleine inquisition. Dans le théâtre épique, les parties chantées permettent la distanciation et la réflexion, alors que dans le théâtre musical, les chansons encouragent l’identification du spectateur et visent à susciter l’émotion.
Ce n’est pas le moindre mérite du festival de Stratford de permettre au spectateur de faire jouer ces différences qui, dans la réflexion, prolonge le plaisir théâtral.
Mother Courage and Her Children
Texte de Bertolt Brecht. Traduction de David Edgar. Mise en scène de Martha Henry. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 27 septembre 2014.
Man of La Mancha
Livret de Dale Wasserman. Musique de Mitch Leigh. Paroles de Joe Darion. Mise en scène de Robert McQueen. Au Avon Theatre jusqu’au 11 octobre 2014.