L’histoire ayant inspiré la pièce de Juan Mayorga demeure des plus étonnantes: une supercherie énorme, monstrueuse, visant à faire croire que Theresiendstadt (et par extension sans doute tous les autres camps de concentration mis sur pied pendant la Deuxième Guerre mondiale) était en fait une colonie juive. En juin 1944, les autorités nazies permettent à Maurice Rossel, envoyé du comité international de la Croix-Rouge, de visiter les lieux. De faux magasins et une synagogue ont été installés, la surpopulation contrée par la déportation de nombreuses personnes à Auschwitz. Les adultes s’affairent, les enfants semblent jouer normalement, on présente même l’opéra Brundibar. Rossel n’y verra que du feu, mais ne se remettra jamais entièrement d’avoir été floué de la sorte.
Écrite en 2003, Himmelweg (Chemin du ciel) (terme utilisé pour évoquer le passage suspendu qui reliait la gare à «l’infirmerie») propose au spectateur de se glisser dans la peau de Rossel, que ce soit en 1944 lors de sa visite ou aujourd’hui, alors qu’il réalise toute l’ampleur de la supercherie. En nous amenant de l’autre côté du miroir, la pièce offre aussi un étonnant regard sur le théâtre. Ici, tout le monde joue: les habitants de la «ville» qui ont répété pendant des heures afin d’apprendre ces textes qui les sauveront peut-être de la mort («Tant que nous sommes ici, nous ne sommes pas dans ce train.»), le commandant du camp, qui cite à tout propos les grands du théâtre, Gershom (devenu Gottfried et «promu» maire de la ville), le metteur en scène de cette production à très grand déploiement, Rossel lui-même, qui croit pouvoir anticiper les réactions du commandant. «Ce qu’il faut, c’est le mettre en confiance, faire du théâtre.»
Les cinq actes sont articulés ici avec une précision d’horloger: on croit voir, on ne veut plus voir, on ne peut plus ne pas voir. Plutôt que d’opter pour une mise en scène de facture plus traditionnelle, Geneviève L. Blais propose un vrai déambulatoire, dans un lieu mythique de Montréal, le Ciné-Théâtre Le Château. On découvrira les deux salles à la décoration chargée (l’une de spectacle, l’autre de cinéma) et plusieurs espaces intermédiaires: entrée du théâtre, salle de réunion devenue loge, latrines (moment particulièrement glauque), avant que la pièce ne prenne tout son (horrible) sens à l’arrière-scène. «La vie n’est pas dans les mots, elle est dans les gestes qui vont avec.»
Alain Fournier, François Trudel et Étienne Pilon et se révèlent irréprochables dans les rôles du commandant, de Rossel et du «metteur en scène», mais le spectacle ne fonctionnerait pas aussi parfaitement sans le soutien des deuxièmes rôles: jeune couple échangeant des réflexions sur l’avenir, professeure de chant, vendeur de ballons, enfants se disputant une toupie, petite fille montrant à nager à son ours, duo frère et sœur «vedettes» de Brundibar. Non seulement les 13 enfants (tous à l’école primaire!) ont appris à jouer, mais ils deviennent au fur et à mesure de plus en plus mécaniques, imprévisibles, nous rappelant comment le dispositif aurait pu à tout moment s’enrayer, combien tout cela relevait de la folie la plus pure. «En sortant d’ici, commencez par oublier. Vous avez besoin de confirmer que vos cauchemars sont des mensonges.» Impossible de fermer les yeux après cela.
Texte: Juan Mayorga. Mise en scène: Geneviève L. Blais. Une production du Théâtre à corps perdus. Au Ciné-Théâtre Le Château jusqu’au 3 octobre 2014.
L’histoire ayant inspiré la pièce de Juan Mayorga demeure des plus étonnantes: une supercherie énorme, monstrueuse, visant à faire croire que Theresiendstadt (et par extension sans doute tous les autres camps de concentration mis sur pied pendant la Deuxième Guerre mondiale) était en fait une colonie juive. En juin 1944, les autorités nazies permettent à Maurice Rossel, envoyé du comité international de la Croix-Rouge, de visiter les lieux. De faux magasins et une synagogue ont été installés, la surpopulation contrée par la déportation de nombreuses personnes à Auschwitz. Les adultes s’affairent, les enfants semblent jouer normalement, on présente même l’opéra Brundibar. Rossel n’y verra que du feu, mais ne se remettra jamais entièrement d’avoir été floué de la sorte.
Écrite en 2003, Himmelweg (Chemin du ciel) (terme utilisé pour évoquer le passage suspendu qui reliait la gare à «l’infirmerie») propose au spectateur de se glisser dans la peau de Rossel, que ce soit en 1944 lors de sa visite ou aujourd’hui, alors qu’il réalise toute l’ampleur de la supercherie. En nous amenant de l’autre côté du miroir, la pièce offre aussi un étonnant regard sur le théâtre. Ici, tout le monde joue: les habitants de la «ville» qui ont répété pendant des heures afin d’apprendre ces textes qui les sauveront peut-être de la mort («Tant que nous sommes ici, nous ne sommes pas dans ce train.»), le commandant du camp, qui cite à tout propos les grands du théâtre, Gershom (devenu Gottfried et «promu» maire de la ville), le metteur en scène de cette production à très grand déploiement, Rossel lui-même, qui croit pouvoir anticiper les réactions du commandant. «Ce qu’il faut, c’est le mettre en confiance, faire du théâtre.»
Les cinq actes sont articulés ici avec une précision d’horloger: on croit voir, on ne veut plus voir, on ne peut plus ne pas voir. Plutôt que d’opter pour une mise en scène de facture plus traditionnelle, Geneviève L. Blais propose un vrai déambulatoire, dans un lieu mythique de Montréal, le Ciné-Théâtre Le Château. On découvrira les deux salles à la décoration chargée (l’une de spectacle, l’autre de cinéma) et plusieurs espaces intermédiaires: entrée du théâtre, salle de réunion devenue loge, latrines (moment particulièrement glauque), avant que la pièce ne prenne tout son (horrible) sens à l’arrière-scène. «La vie n’est pas dans les mots, elle est dans les gestes qui vont avec.»
Alain Fournier, François Trudel et Étienne Pilon et se révèlent irréprochables dans les rôles du commandant, de Rossel et du «metteur en scène», mais le spectacle ne fonctionnerait pas aussi parfaitement sans le soutien des deuxièmes rôles: jeune couple échangeant des réflexions sur l’avenir, professeure de chant, vendeur de ballons, enfants se disputant une toupie, petite fille montrant à nager à son ours, duo frère et sœur «vedettes» de Brundibar. Non seulement les 13 enfants (tous à l’école primaire!) ont appris à jouer, mais ils deviennent au fur et à mesure de plus en plus mécaniques, imprévisibles, nous rappelant comment le dispositif aurait pu à tout moment s’enrayer, combien tout cela relevait de la folie la plus pure. «En sortant d’ici, commencez par oublier. Vous avez besoin de confirmer que vos cauchemars sont des mensonges.» Impossible de fermer les yeux après cela.
Himmelweg
Texte: Juan Mayorga. Mise en scène: Geneviève L. Blais. Une production du Théâtre à corps perdus. Au Ciné-Théâtre Le Château jusqu’au 3 octobre 2014.