En 1997, à l’occasion du Festival de théâtre des Amériques, on donne au Théâtre Denise-Pelletier Les Sept Branches de la rivière Ota. C’est la première création monumentale de Robert Lepage à laquelle j’assiste. Bombe atomique. Camp de concentration. Sida. La mort est partout dans ce spectacle qui dure environ huit heures. À cause des thèmes aussi bien que de la manière prodigieuse dont ils sont exploités sur scène, le jeune spectateur que je suis est sous le choc.

Je me souviens tout particulièrement d’une scène, dans la quatrième des sept branches. L’action se déroule en 1985. Atteint du sida, Jeffrey O’Connor a épousé une amie hollandaise pour pouvoir mener à terme un suicide assisté, en toute légalité. Je me souviens d’avoir attendu d’interminables minutes, avec Jeffrey et ses amis, dans le silence le plus total, le souffle court, le visage recouvert de larmes, que la mort survienne, que la libération arrive. L’espace d’un instant, il m’a semblé que la scène et la salle ne faisaient qu’un.

Ce n’était pas la première fois que je voyais un personnage mourir sur scène, et j’en ai vu un nombre incalculable depuis, mais ce fut une expérience marquante. Comme une épreuve qui m’a fait réaliser, mieux que toutes mes lectures sur la notion de catharsis, le pouvoir immense du théâtre lorsque vient le moment d’apprivoiser notre propre finalité et celle des gens qu’on aime.

En 2012, quand j’ai appris que ma mère avait le cancer, j’ai repensé à ce moment passé au Théâtre Denise-Pelletier 15 ans plus tôt. Le 22 décembre 2013, quand je suis entré dans un salon funéraire pour la toute première fois, afin de rendre un dernier hommage au comédien Denis Gravereaux, j’ai aussi repensé au moment où le personnage des Sept Branches de la rivière Ota meurt, entouré de ses proches.

J’ai la conviction que la scène est à même d’autoriser une certaine réconciliation entre l’être humain et sa condition, ce sort merveilleux et cruel, si éphémère, que l’arsenal de la société néolibérale, avec ses assurances, ses placements, ses emprunts, ses chirurgies esthétiques, ses antidépresseurs et ses tout-compris, cherche inlassablement à occulter. À mes yeux, le théâtre est éminemment thérapeutique.

La mort fait partie de la vie, et les théâtres sont parmi les rares endroits où on continue de nous le rappeler. Ce sont des lieux de rassemblement, de cohésion sociale, de sens et de contresens, des lieux de représentation du monde. Être un auteur, un metteur en scène, un comédien ou un concepteur, c’est admettre et célébrer le caractère à la fois futile et crucial de l’existence humaine. En ce sens, cela ne fait pas de doute, le théâtre est un service essentiel.

Je remercie Michelle Chanonat d’avoir osé proposer et diriger un dossier sur la mort. J’espère qu’elle sait l’ampleur de son courage. Merci aussi à Marcel Pomerlo et à Élizabeth Delage pour ces magnifiques photos. Vous avez su célébrer la vie… sans pour autant nier la mort.