Critiques

La Chatte sur un toit brûlant : Des oiseaux aux ailes brûlées

Au milieu de la scène, la maquette géante d’une maison coloniale du Deep South en bordure du Mississipi : deux étages obstruant sur le mur du fond la fresque d’une plantation avec arbres et lune montante. Deux personnages en ombres chinoises se déplacent devant des fenêtres diaphanes. L’illusion est parfaite.

Puis, venant du hall où ils festoyaient autour d’une table tout en accueillant le public, les protagonistes descendent en chantant Summertime, montent sur scène pour éventrer la maquette en rabattant les murs sur le côté : bienvenue dans la chambre à coucher de Brick et Maggie grandeur nature. On vient d’ouvrir la boîte de Pandore, les figurines miniatures en projection occupent maintenant la pièce de tous les supplices en format réel.

La chatte sur un toit brûlant est la pièce préférée de Tennessee Williams, parce qu’elle est au plus près de sa propre expérience : une famille de grand propriétaire foncier noyée dans un océan d’amertume. Big Papa trouve sa Big Mamma insupportable, il la déteste et la domine outrageusement, mais les deux continuent de vivre ensemble par habitude et convention, maintenant l’illusion aussi vivante que possible. Leur fils aîné Gooper et Mae, son épouse, forment un couple d’ambitieux dont la valeur se mesure à l’aulne de leur progéniture fort nombreuse. Ce n’est pas l’amour qui les unit, mais une connivence alimentée par une soif gargantuesque du succès et de l’argent. Le cadet Brick et sa femme Maggie feront bientôt éclater ce château de carte fait de mensonges et d’hypocrisie.

La chambre est le pivot de ce huis-clos assassin où des vérités foudroyantes viennent terrasser tous les protagonistes comme une mise à nue où la vérité devient presque pornographique.

La charge à fond de train est menée contre Brick, le fils préféré, le champion sportif, l’animateur radio à succès, celui qui a la femme la plus sexy, mais qui détruit sa vie dans l’alcool depuis le suicide de son ami. Il est rongé par cette amitié virile brusquement interrompue et qu’il refuse de nommer par son nom. À une époque où l’homosexualité au  Mississipi était considérée comme une tare, le poids social l’emprisonne dans des tourments insolubles. Comment reconnaître en lui ce qu’il considère lui-même comme abject ? Voici la fissure par où le diable arrive.

Les duels se succèdent sur un rythme soutenu, chacun arrachant des révélations aux personnages. Big Daddy contre Brick, à qui il tend une main ouverte, au-delà des préjugés et du contrat social, mais où Big Mamma est cruellement jetée. Pauvre petite bête percluse d’amour et d’admiration pour un monstre dominateur. Brick contre Maggie, folle d’amour pour son alcoolique, mais riche héritier potentiel. « On peut vivre pauvre étant jeune, mais vieux, il faut être riche. » Mae qui pousse son Gooper, le négligé, à tout faire pour rafler la succession. L’argent soulève des passions violentes où tous, sauf Brick apparemment, sont prêts à batailler ferme pour obtenir l’héritage de Big Daddy, condamné par un cancer qu’il ignore lui-même.

De fait, nous assistons à une hécatombe d’où personne ne sort indemne. Mensonge, mesquinerie, jalousie, hypocrisie, veulerie… grand moment d’une psychologie des profondeurs pour âmes tordues. Le torchon brûle, mais on reste sur le qui-vive quant à la suite des choses : un nouveau mensonge vient brouiller les cartes, une grossesse de Maggie qui arrive à point nommé, le vieux couple qui s’en va vers la mort, le fils aîné rejeté, un petit monde éclate en morceaux.

Au soir de la première, on reste cependant sur son appétit avec les choix de la mise en scène, comme si les jeunes comédiens ne parvenaient pas à donner tout le poids qu’on attendrait de ces personnages fabuleux. Seul Patric Saucier parvient à donner à Big Daddy la densité qu’on lui connaît : l’ogre sans pitié envers ceux qu’il méprise (Big Mamma, son fils aîné, son épouse et leur progéniture), mais tendre et affectueux avec ceux qu’il aime (Brick et sa femme). Sophie Thibeault (Maggie) et Jean-René Moisan (Brick) jouent en parallèle et ne se rejoignent vraiment que tard dans la pièce. De même, la posture de Marie-Ginette Guay en une Big Mamma sans cervelle apparaît plutôt non crédible, ce qu’elle corrigera d’ailleurs en avançant au cœur du drame. Bref, on avait l’impression hier soir que la direction des comédiens manquait de mordant, ne parvenait pas à trouver la véracité des personnages.

Mais l’érotisme de Maggie, la férocité de Brick, la suffisance d’un Big Daddy maître absolu de son petit royaume, le courage discret de Big Mamma, et surtout la terrible joute entre Brick et son père, sont autant d’affleurements qui devraient cimenter cette production au fil du temps. La mise en scène de ce grand classique du théâtre états-unien est un véritable défi pour les comédiens et le metteur en scène. Donnons-leur quelque temps pour en faire surgir la saveur douce-amère qui lui manquait hier.

La chatte sur un toit brûlant

Texte de Tennessee Williams. Adaptation de René Dionne. Mise en scène de Maxim Robin. À la Bordée jusqu’au 9 mai 2015.