Peu connu au Québec mais solidement implanté dans les circuits du théâtre européen, le metteur en scène polonais Krystian Lupa présentait au Festival d’Avignon Des Arbres à abattre, adaptation par le metteur en scène d’un roman de Thomas Bernhard (1984).
D’une durée de quatre heures trente (avec entracte), la pièce s’articule autour d’une soirée organisée chez un couple d’artistes vieillissants, les Auersberger de Vienne. Lui musicien, elle cantatrice, ils animent un cercle informel où peintres, acteurs et auteurs triés sur le volet se réunissent pour discuter art et culture, c’est-à-dire, insiste-t-on, pour « vivre la vie artistique », avec tout ce que la formule laisse entrevoir de fatuité.
Comédie des compromissions
Tous attendent – et les spectateurs aussi – l’arrivée tardive d’un comédien du Théâtre national qui triomphe alors en incarnant Ekdal dans Le Canard sauvage d’Ibsen. Le moment est pour le moins mal choisi pour cette visite de prestige. La veille, en effet, le noyau dur du groupe mettait en terre l’une des leurs, la muse Joanna, actrice dans l’âme plus que sur les planches et qui s’est récemment pendue, sans doute pour avoir fait le deuil de ses aspirations artistiques et pour avoir refusé de jouer plus longtemps la comédie des compromissions qui semble la règle dans ce milieu. Telle est du moins l’une des nombreuses sentences que laisse tomber l’un des convives de ce souper, Thomas Bernhard, l’alter ego de l’auteur et voix principale de cette œuvre à forte teneur biographique.
Fidèle à sa signature, la mise en scène de Lupa fait le pari d’une extrême lenteur et donne à voir autant qu’elle fait ressentir la stagnation de cette micro-société. Les acteurs, parfaitement investis par ce rythme quasi hypnotique, rivalisent de nuances fines dans une peinture d’ensemble qui évoque par moments l’attente tchekhovienne.
Si la proposition flirte parfois avec l’ennui, quelques scènes tirées des souvenirs et fantasmes de Bernhard – dont certaines projetées sur écran –, de même que l’arrivée tant attendue de l’acteur du Théâtre national au retour de l’entracte viendront insuffler du dynamisme à ce lent pourrissement. Son exposé sur la « cabane des Alpes tyroliennes », lieu d’inspiration pour son interprétation d’Ekdal, est à ce titre un moment d’anthologie qui expose tout le ridicule involontaire des pédants de salon, sinon des artistes obnubilés par leur pratique…
Habile mise en abyme
L’adaptation grinçante que propose Lupa emprunte naturellement à la dynamique romanesque et montre l’action à travers le regard caustique de Bernhard lui-même. Assis en retrait du groupe, longtemps d’ailleurs à l’extérieur même d’un imposant dispositif scénographique monté sur un plateau tournant, Bernhard commente avec un fiel nonchalant le passé idéaliste et le présent méprisable des convives, décrivant une trajectoire quasi inéluctable qui les voit tour à tour récupérés par l’attrait des gloires médiocres de la reconnaissance officielle par l’État. Le narrateur, qui se révèle en fin de course aussi veule et hypocrite que les autres, n’échappe pas à la cruauté de son propre regard dans une vision sans concession du caractère désespérant mais néanmoins attachant de la nature humaine.
On retrouve dans ces passages narrés qui surplombent l’action quelques-uns des motifs bien connus de l’auteur : sclérose de la bonne société autrichienne, déchéance d’une certaine idée moderne de l’art, impossibilité dans ce contexte de toute forme d’élévation intellectuelle. Or, par une habile mais discrète mise en abyme, Lupa lui-même se superpose au regard distancié de Bernhard en s’ingérant à son tour en direct, micro à la main et depuis une passerelle en bordure de la salle, dans l’action qui se déroule sur le plateau. Plus près des murmures (en polonais ?) et des fredonnements décalés à la Glenn Gould que des commentaires explicites, cette présence vocale du metteur en scène apporte au spectacle un mouvement quasi spéculaire où le Bernhard observateur devient à son tour objet d’observation pour Lupa.
Porté par une distribution remarquable, ce spectacle est soutenu par une lecture riche et pénétrante de l’œuvre de Bernhard. Un travail de maître qui habite et travaille le spectateur longtemps après que l’enfant terrible des lettres autrichiennes ait craché son dernier venin.
D’après Thomas Bernhard. Adaptation et mise en scène de Krystian Lupa. Une production du Teatr Polski (Wrocław). À la FabricA, à l’occasion du Festival d’Avignon, jusqu’au 8 juillet 2015. Au Grand Théâtre de Québec, à l’occasion du Carrefour international de théâtre, le 28 mai 2017 et au Théâtre Jean-Duceppe, à l’occasion du Festival TransAmériques, les 2 et 3 juin 2017. Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais.
Peu connu au Québec mais solidement implanté dans les circuits du théâtre européen, le metteur en scène polonais Krystian Lupa présentait au Festival d’Avignon Des Arbres à abattre, adaptation par le metteur en scène d’un roman de Thomas Bernhard (1984).
D’une durée de quatre heures trente (avec entracte), la pièce s’articule autour d’une soirée organisée chez un couple d’artistes vieillissants, les Auersberger de Vienne. Lui musicien, elle cantatrice, ils animent un cercle informel où peintres, acteurs et auteurs triés sur le volet se réunissent pour discuter art et culture, c’est-à-dire, insiste-t-on, pour « vivre la vie artistique », avec tout ce que la formule laisse entrevoir de fatuité.
Comédie des compromissions
Tous attendent – et les spectateurs aussi – l’arrivée tardive d’un comédien du Théâtre national qui triomphe alors en incarnant Ekdal dans Le Canard sauvage d’Ibsen. Le moment est pour le moins mal choisi pour cette visite de prestige. La veille, en effet, le noyau dur du groupe mettait en terre l’une des leurs, la muse Joanna, actrice dans l’âme plus que sur les planches et qui s’est récemment pendue, sans doute pour avoir fait le deuil de ses aspirations artistiques et pour avoir refusé de jouer plus longtemps la comédie des compromissions qui semble la règle dans ce milieu. Telle est du moins l’une des nombreuses sentences que laisse tomber l’un des convives de ce souper, Thomas Bernhard, l’alter ego de l’auteur et voix principale de cette œuvre à forte teneur biographique.
Fidèle à sa signature, la mise en scène de Lupa fait le pari d’une extrême lenteur et donne à voir autant qu’elle fait ressentir la stagnation de cette micro-société. Les acteurs, parfaitement investis par ce rythme quasi hypnotique, rivalisent de nuances fines dans une peinture d’ensemble qui évoque par moments l’attente tchekhovienne.
Si la proposition flirte parfois avec l’ennui, quelques scènes tirées des souvenirs et fantasmes de Bernhard – dont certaines projetées sur écran –, de même que l’arrivée tant attendue de l’acteur du Théâtre national au retour de l’entracte viendront insuffler du dynamisme à ce lent pourrissement. Son exposé sur la « cabane des Alpes tyroliennes », lieu d’inspiration pour son interprétation d’Ekdal, est à ce titre un moment d’anthologie qui expose tout le ridicule involontaire des pédants de salon, sinon des artistes obnubilés par leur pratique…
Habile mise en abyme
L’adaptation grinçante que propose Lupa emprunte naturellement à la dynamique romanesque et montre l’action à travers le regard caustique de Bernhard lui-même. Assis en retrait du groupe, longtemps d’ailleurs à l’extérieur même d’un imposant dispositif scénographique monté sur un plateau tournant, Bernhard commente avec un fiel nonchalant le passé idéaliste et le présent méprisable des convives, décrivant une trajectoire quasi inéluctable qui les voit tour à tour récupérés par l’attrait des gloires médiocres de la reconnaissance officielle par l’État. Le narrateur, qui se révèle en fin de course aussi veule et hypocrite que les autres, n’échappe pas à la cruauté de son propre regard dans une vision sans concession du caractère désespérant mais néanmoins attachant de la nature humaine.
On retrouve dans ces passages narrés qui surplombent l’action quelques-uns des motifs bien connus de l’auteur : sclérose de la bonne société autrichienne, déchéance d’une certaine idée moderne de l’art, impossibilité dans ce contexte de toute forme d’élévation intellectuelle. Or, par une habile mais discrète mise en abyme, Lupa lui-même se superpose au regard distancié de Bernhard en s’ingérant à son tour en direct, micro à la main et depuis une passerelle en bordure de la salle, dans l’action qui se déroule sur le plateau. Plus près des murmures (en polonais ?) et des fredonnements décalés à la Glenn Gould que des commentaires explicites, cette présence vocale du metteur en scène apporte au spectacle un mouvement quasi spéculaire où le Bernhard observateur devient à son tour objet d’observation pour Lupa.
Porté par une distribution remarquable, ce spectacle est soutenu par une lecture riche et pénétrante de l’œuvre de Bernhard. Un travail de maître qui habite et travaille le spectateur longtemps après que l’enfant terrible des lettres autrichiennes ait craché son dernier venin.
Des arbres à abattre
D’après Thomas Bernhard. Adaptation et mise en scène de Krystian Lupa. Une production du Teatr Polski (Wrocław). À la FabricA, à l’occasion du Festival d’Avignon, jusqu’au 8 juillet 2015. Au Grand Théâtre de Québec, à l’occasion du Carrefour international de théâtre, le 28 mai 2017 et au Théâtre Jean-Duceppe, à l’occasion du Festival TransAmériques, les 2 et 3 juin 2017. Spectacle en polonais surtitré en français et en anglais.