À l’aube du 400e anniversaire de la mort de Shakespeare, on ne compte déjà plus le nombre de spectacles qui revisitent le catalogue du Barde. Remix et autres variations, amalgames d’œuvres, nouvelles traductions, productions respectueuses ou irrévérencieuses, intégrales ou tronquées, Shakespeare est plus que jamais apprêté à toutes les sauces, sa voix mise au service de tous les discours.
Guère surprenant donc de voir deux des productions les plus attendues d’Avignon 2015 lui être consacrées : le Richard III de Thomas Ostermeier (sur lequel j’aurai l’occasion de revenir) et le Roi Lear d’Olivier Py, dont la création donnait le véritable coup d’envoi du festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes.
Les attentes étaient grandes pour cette lecture d’un texte que Py lui-même « tien[t] pour la plus grande pièce du répertoire occidental », rien de moins… Or, force est d’admettre que quelque chose s’est perdu en chemin, comme en témoignait la réaction du public, partagée entre applaudissements mesurés et huées, certes plus ostentatoires que nombreuses.
Une langue efficace
La traduction, d’abord, surprend pour qui connaît la plume foisonnante de Py dont les envolées ont parfois l’ampleur d’un souffle quasi hugolien. Ici, pas de King lyrique ! Le rythme, au contraire, est resserré, le phrasé direct, sans fioriture ni effet de manche. Une langue efficace, en somme, qui se veut accessible et ne recule pas devant l’irrévérence, sinon la grivoiserie. Ce parti pris de lisibilité marque le caractère presque populaire de l’entreprise et apparaît à rebours comme un risque payant, n’en déplaise aux amateurs attachés aux belles-lettres.
De fait, la lisibilité semble aussi le mot d’ordre de la direction de Py, du moins avant que Lear ne sombre définitivement dans la folie et qu’il n’aille, en bête errante, se fondre nu dans la nature. Dans le meilleur des cas, cette lisibilité s’incarne dans une scénographie épurée, faite de panneaux-estrades roulants qui composent et recomposent l’espace avec efficacité, selon les nécessités de la fable. Elle se voit aussi dans cette armoire où les personnages s’abritent et se cachent, comme en écho aux penderies si chères au boulevard d’un siècle passé.
Images et symboles éculés
Dans les cas moins heureux – et ils sont hélas nombreux –, ce souci de clarté confine à des images et symboles souvent éculés qui ne laissent guère place à l’imagination et aplatissent plus qu’ils n’élèvent le propos. Pensons au casque de moto du monstrueux Edmond qui est couronné de cornes (!). Pensons à cet assaut final donné par une armée de terroristes (écho malhabile au temps présent) qui défait l’armée de France à grands renforts de bandelettes rouge sang déroulées depuis des filins suspendus entre les parois du Palais. Pensons aussi à cette opposition dichotomique des costumes où le noir et le blanc départagent on ne peut plus clairement les alliés des opposants de Lear, ce roi sans royaume.
La proposition devient malgré tout confuse avec la folie progressive de Lear là où, il est vrai, l’intrigue elle-même piétine sinon s’embrouille quelque peu. Ici, sous le grand plateau de bois se dévoile une vaste scène de terre noire qui ne deviendra jamais tout-à-fait boue, comme ce fut le cas chez Lepage (Le songe d’une nuit d’été) ou plus tard chez Ostermeier (Hamlet). L’image finale est plutôt réussie et permet aux morts de retourner littéralement à la terre, avalés par un trou dissimulé. Mais la lente transformation de la scénographie, avec son ballet de techniciens qui enlèvent bout à bout des pans du tréteau de bois, détourne longtemps l’attention et empiète sur l’espace des acteurs qui apparaissent alors de trop sur cette scène en chantier.
Solides performances
On retiendra malgré tout de ce Roi Lear quelques solides performances, dont celle de Jean-Damien Barbin dans le rôle du fou fidèle au roi abandonné. Alerte et léger à la fois, risible dans son costume qui reprend sur le mode grotesque celui de la ballerine-Cordélia, il vient commenter l’action de ses chansons grivoises et oriente avec humeur et franchise le regard que pose le spectateur sur l’action. On retiendra également l’interprétation toute en puissance et panache du Duc de Kent (Eddie Chignara) dont la diction, impeccable, n’était malheureusement pas une qualité partagée par l’ensemble de la distribution. On retiendra enfin l’Oswald nerveux d’Émilien Diard-Detœuf, qui passe avec aisance de la bravade à la pleutrerie.
À en croire l’emphatique et parfois surprenant discours d’escorte dont Py a encadré cette production, Lear contiendrait en lui le XXe siècle tout entier, le « plus abominable [siècle] de tous les temps », fait de la « victoire de la technique, d’un doute incommensurable sur le langage et de la banalisation du mal ». Le silence de Cordélia, que Py a radicalisé en limitant ses interventions à quelques mots en fin de parcours, est en outre présenté comme une « ultime tentative de sauver la parole ».
Issue d’une philosophie de la déconstruction qui prend acte des horreurs de la Shoah, c’est bien davantage aux leurres et perversions de la rhétorique mise au service du pouvoir qu’à une critique ontologique de la langue que s’en prend cette interprétation de la fable du Roi Lear. Ce hiatus entre le projet avoué et le spectacle qui en résulte souligne en réalité le caractère embrouillé de la proposition finale qui, en dépit de la clarté des images employées, peine à trouver son sens.
Texte de Shakespeare. Traduction et mise en scène d’Olivier Py. Une production du Festival d’Avignon présentée dans la Cour d’honneur du Palais des Papes du 4 au 8 et du 10 au 13 juillet 2015.
À l’aube du 400e anniversaire de la mort de Shakespeare, on ne compte déjà plus le nombre de spectacles qui revisitent le catalogue du Barde. Remix et autres variations, amalgames d’œuvres, nouvelles traductions, productions respectueuses ou irrévérencieuses, intégrales ou tronquées, Shakespeare est plus que jamais apprêté à toutes les sauces, sa voix mise au service de tous les discours.
Guère surprenant donc de voir deux des productions les plus attendues d’Avignon 2015 lui être consacrées : le Richard III de Thomas Ostermeier (sur lequel j’aurai l’occasion de revenir) et le Roi Lear d’Olivier Py, dont la création donnait le véritable coup d’envoi du festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes.
Les attentes étaient grandes pour cette lecture d’un texte que Py lui-même « tien[t] pour la plus grande pièce du répertoire occidental », rien de moins… Or, force est d’admettre que quelque chose s’est perdu en chemin, comme en témoignait la réaction du public, partagée entre applaudissements mesurés et huées, certes plus ostentatoires que nombreuses.
Une langue efficace
La traduction, d’abord, surprend pour qui connaît la plume foisonnante de Py dont les envolées ont parfois l’ampleur d’un souffle quasi hugolien. Ici, pas de King lyrique ! Le rythme, au contraire, est resserré, le phrasé direct, sans fioriture ni effet de manche. Une langue efficace, en somme, qui se veut accessible et ne recule pas devant l’irrévérence, sinon la grivoiserie. Ce parti pris de lisibilité marque le caractère presque populaire de l’entreprise et apparaît à rebours comme un risque payant, n’en déplaise aux amateurs attachés aux belles-lettres.
De fait, la lisibilité semble aussi le mot d’ordre de la direction de Py, du moins avant que Lear ne sombre définitivement dans la folie et qu’il n’aille, en bête errante, se fondre nu dans la nature. Dans le meilleur des cas, cette lisibilité s’incarne dans une scénographie épurée, faite de panneaux-estrades roulants qui composent et recomposent l’espace avec efficacité, selon les nécessités de la fable. Elle se voit aussi dans cette armoire où les personnages s’abritent et se cachent, comme en écho aux penderies si chères au boulevard d’un siècle passé.
Images et symboles éculés
Dans les cas moins heureux – et ils sont hélas nombreux –, ce souci de clarté confine à des images et symboles souvent éculés qui ne laissent guère place à l’imagination et aplatissent plus qu’ils n’élèvent le propos. Pensons au casque de moto du monstrueux Edmond qui est couronné de cornes (!). Pensons à cet assaut final donné par une armée de terroristes (écho malhabile au temps présent) qui défait l’armée de France à grands renforts de bandelettes rouge sang déroulées depuis des filins suspendus entre les parois du Palais. Pensons aussi à cette opposition dichotomique des costumes où le noir et le blanc départagent on ne peut plus clairement les alliés des opposants de Lear, ce roi sans royaume.
La proposition devient malgré tout confuse avec la folie progressive de Lear là où, il est vrai, l’intrigue elle-même piétine sinon s’embrouille quelque peu. Ici, sous le grand plateau de bois se dévoile une vaste scène de terre noire qui ne deviendra jamais tout-à-fait boue, comme ce fut le cas chez Lepage (Le songe d’une nuit d’été) ou plus tard chez Ostermeier (Hamlet). L’image finale est plutôt réussie et permet aux morts de retourner littéralement à la terre, avalés par un trou dissimulé. Mais la lente transformation de la scénographie, avec son ballet de techniciens qui enlèvent bout à bout des pans du tréteau de bois, détourne longtemps l’attention et empiète sur l’espace des acteurs qui apparaissent alors de trop sur cette scène en chantier.
Solides performances
On retiendra malgré tout de ce Roi Lear quelques solides performances, dont celle de Jean-Damien Barbin dans le rôle du fou fidèle au roi abandonné. Alerte et léger à la fois, risible dans son costume qui reprend sur le mode grotesque celui de la ballerine-Cordélia, il vient commenter l’action de ses chansons grivoises et oriente avec humeur et franchise le regard que pose le spectateur sur l’action. On retiendra également l’interprétation toute en puissance et panache du Duc de Kent (Eddie Chignara) dont la diction, impeccable, n’était malheureusement pas une qualité partagée par l’ensemble de la distribution. On retiendra enfin l’Oswald nerveux d’Émilien Diard-Detœuf, qui passe avec aisance de la bravade à la pleutrerie.
À en croire l’emphatique et parfois surprenant discours d’escorte dont Py a encadré cette production, Lear contiendrait en lui le XXe siècle tout entier, le « plus abominable [siècle] de tous les temps », fait de la « victoire de la technique, d’un doute incommensurable sur le langage et de la banalisation du mal ». Le silence de Cordélia, que Py a radicalisé en limitant ses interventions à quelques mots en fin de parcours, est en outre présenté comme une « ultime tentative de sauver la parole ».
Issue d’une philosophie de la déconstruction qui prend acte des horreurs de la Shoah, c’est bien davantage aux leurres et perversions de la rhétorique mise au service du pouvoir qu’à une critique ontologique de la langue que s’en prend cette interprétation de la fable du Roi Lear. Ce hiatus entre le projet avoué et le spectacle qui en résulte souligne en réalité le caractère embrouillé de la proposition finale qui, en dépit de la clarté des images employées, peine à trouver son sens.
Le Roi Lear
Texte de Shakespeare. Traduction et mise en scène d’Olivier Py. Une production du Festival d’Avignon présentée dans la Cour d’honneur du Palais des Papes du 4 au 8 et du 10 au 13 juillet 2015.