Œuvre d’envergure de la britannique Sarah Kane, 4.48 Psychose a été composée entre deux séjours en hôpital psychiatrique, peu avant son suicide. Rongée par des dépressions chroniques, la dramaturge – figure centrale du mouvement «In-Yer-Face» – en livrant un texte fragmenté et unissant de multiples voix, dépeint le paysage interne d’une conscience révoltée et survoltée. Jamais monté de son vivant, ce texte complexe et lucide sur les affres de la dépression et ses traitements, représente un précieux leg de l’auteure aux artistes de théâtre.
Tout en restant fidèles à l‘esprit irrévérencieux et décalé de Kane, ces sombres fragments sont présentés sous l’aspect d’une comédie noire à la sensualité inattendue – une touche légèrement déplacée, mais parfaitement assumée par la mise en scène. L’humour noir et grinçant traversant l’ensemble des œuvres de l’auteure est mis d’emblée de l’avant. Avec sa voix acidulée produisant un effet d’inquiétante étrangeté, Sophie Cadieux incarne un personnage psychotique vif d’esprit malgré les idées suicidaires qui l’habitent. L’actrice, seule sur scène, interprète à la fois les voix du patient et du psychiatre dans des moments de confrontation d’un sarcasme savoureux. Avec impétuosité, la patiente en souffrance résiste au discours normalisant et standardisé d’un corps médical autoritaire. À un rythme effréné, le débit du texte accompagné d’une gestuelle fougueuse suit les sursauts de la «folie» psychotique. Dans ce dispositif interdisciplinaire, il faut noter la justesse de l’utilisation de la musique et des images vidéos qui apparaissent de manière impromptue (visages hurlants, figures dédoublées) s’estompant rapidement pour laisser une place de choix au texte, échine de l’œuvre, soutenu par l’excellente performance de Sophie Cadieux qui livre une heure de monologue intense et hypnotisant. La traduction de Guillaume Corbeil rend justice au rythme et à la poésie de l’original.
En robe courte et Doc Martens – puis en légère armure de chevalière – ce personnage féminin suicidaire s’ancre dans un univers onirique feutré. Elle habite entièrement l’espace: un couloir rouge, dont une zone laissée vacante derrière un rideau de fil, zone d’hallucination où colère, érotisme et morbidité se confondent. De là, transparaissent des songes épiques, à l’assaut d’une confiance ébranlée par la trahison d’un docteur, d’un.e amant.e idéal.e inatteignable, du gouffre béant de la solitude malgré le soutien des amis. «Arrête de m’regarder!» scande la torturée au spectateur, ce voyeur qui la dévisage. En contrepoint, l’image saisissante de l’actrice s’avançant vers nous main tendue, démultipliée sur toute la longueur de la scène pendant un décompte vertigineux, imprègne sa marque dans la conscience, vise et engage nos affects. Sans cesse en mouvement, parfois brut, provocant, sensuel et touchant, le jeu de Sophie Cadieux cerne les subtilités du profond malaise existentiel habité par une critique du conformisme social exprimé dans 4:48 Psychose.
David Greig, auteur dramatique écossais proche de Kane, signifiait que les pièces de la dramaturge étaient suffisamment puissantes pour parler d’elles-mêmes. Bien adaptées, ce qui devient crucial n’est pas ce qu’elles révèlent sur l’auteure, mais plutôt ce qu’elles révèlent sur nous-mêmes, spectateurs. C’est ce que Florent Siaud semble avoir saisi avec brio. Lorsque le rideau du théâtre de nos vies se lève à nouveau, retournant à nos quêtes personnelles du bonheur, contre laquelle s’effriterait notre intégrité, on se réveille de ce turbulent songe troublés. Dans un dévoilement final, alors qu’on regarde cette figure disparaître, le miroir de ce théâtre de l’aliénation ne se tend-il par vers nous-mêmes?: «Qui es-tu? […] C’est moi-même que je n’ai jamais rencontré, dont mon visage est scotché au verso de mon esprit.»
4:48 Psychose
Texte: Sarah Kane. Traduction: Guillaume Corbeil. Mise en scène: Florent Siaud. Scénographie et costumes: Romain Fabre. Éclairages: Nicolas Descôteaux. Vidéo: David B. Ricard. Son: Julien Éclancher. Avec Sophie Cadieux. Une production des Songes turbulents. À la Chapelle jusqu’au 9 février 2016. Au Théâtre Paris-Villette du 16 novembre au 2 décembre 2018.
Œuvre d’envergure de la britannique Sarah Kane, 4.48 Psychose a été composée entre deux séjours en hôpital psychiatrique, peu avant son suicide. Rongée par des dépressions chroniques, la dramaturge – figure centrale du mouvement «In-Yer-Face» – en livrant un texte fragmenté et unissant de multiples voix, dépeint le paysage interne d’une conscience révoltée et survoltée. Jamais monté de son vivant, ce texte complexe et lucide sur les affres de la dépression et ses traitements, représente un précieux leg de l’auteure aux artistes de théâtre.
Tout en restant fidèles à l‘esprit irrévérencieux et décalé de Kane, ces sombres fragments sont présentés sous l’aspect d’une comédie noire à la sensualité inattendue – une touche légèrement déplacée, mais parfaitement assumée par la mise en scène. L’humour noir et grinçant traversant l’ensemble des œuvres de l’auteure est mis d’emblée de l’avant. Avec sa voix acidulée produisant un effet d’inquiétante étrangeté, Sophie Cadieux incarne un personnage psychotique vif d’esprit malgré les idées suicidaires qui l’habitent. L’actrice, seule sur scène, interprète à la fois les voix du patient et du psychiatre dans des moments de confrontation d’un sarcasme savoureux. Avec impétuosité, la patiente en souffrance résiste au discours normalisant et standardisé d’un corps médical autoritaire. À un rythme effréné, le débit du texte accompagné d’une gestuelle fougueuse suit les sursauts de la «folie» psychotique. Dans ce dispositif interdisciplinaire, il faut noter la justesse de l’utilisation de la musique et des images vidéos qui apparaissent de manière impromptue (visages hurlants, figures dédoublées) s’estompant rapidement pour laisser une place de choix au texte, échine de l’œuvre, soutenu par l’excellente performance de Sophie Cadieux qui livre une heure de monologue intense et hypnotisant. La traduction de Guillaume Corbeil rend justice au rythme et à la poésie de l’original.
En robe courte et Doc Martens – puis en légère armure de chevalière – ce personnage féminin suicidaire s’ancre dans un univers onirique feutré. Elle habite entièrement l’espace: un couloir rouge, dont une zone laissée vacante derrière un rideau de fil, zone d’hallucination où colère, érotisme et morbidité se confondent. De là, transparaissent des songes épiques, à l’assaut d’une confiance ébranlée par la trahison d’un docteur, d’un.e amant.e idéal.e inatteignable, du gouffre béant de la solitude malgré le soutien des amis. «Arrête de m’regarder!» scande la torturée au spectateur, ce voyeur qui la dévisage. En contrepoint, l’image saisissante de l’actrice s’avançant vers nous main tendue, démultipliée sur toute la longueur de la scène pendant un décompte vertigineux, imprègne sa marque dans la conscience, vise et engage nos affects. Sans cesse en mouvement, parfois brut, provocant, sensuel et touchant, le jeu de Sophie Cadieux cerne les subtilités du profond malaise existentiel habité par une critique du conformisme social exprimé dans 4:48 Psychose.
David Greig, auteur dramatique écossais proche de Kane, signifiait que les pièces de la dramaturge étaient suffisamment puissantes pour parler d’elles-mêmes. Bien adaptées, ce qui devient crucial n’est pas ce qu’elles révèlent sur l’auteure, mais plutôt ce qu’elles révèlent sur nous-mêmes, spectateurs. C’est ce que Florent Siaud semble avoir saisi avec brio. Lorsque le rideau du théâtre de nos vies se lève à nouveau, retournant à nos quêtes personnelles du bonheur, contre laquelle s’effriterait notre intégrité, on se réveille de ce turbulent songe troublés. Dans un dévoilement final, alors qu’on regarde cette figure disparaître, le miroir de ce théâtre de l’aliénation ne se tend-il par vers nous-mêmes?: «Qui es-tu? […] C’est moi-même que je n’ai jamais rencontré, dont mon visage est scotché au verso de mon esprit.»
4:48 Psychose
Texte: Sarah Kane. Traduction: Guillaume Corbeil. Mise en scène: Florent Siaud. Scénographie et costumes: Romain Fabre. Éclairages: Nicolas Descôteaux. Vidéo: David B. Ricard. Son: Julien Éclancher. Avec Sophie Cadieux. Une production des Songes turbulents. À la Chapelle jusqu’au 9 février 2016. Au Théâtre Paris-Villette du 16 novembre au 2 décembre 2018.