Critiques

Ça ira (1) Fin de Louis : Une révolution naissante

Elizabeth Carecchio

Avec Ça ira (1) Fin de Louis, spectacle-fleuve de 4h30 accueilli en exclusivité par le Théâtre français du Centre national des Arts, la Compagnie Louis Brouillard et son directeur-fondateur Joël Pommerat proposent un percutant essai de théâtre politique. Sans prêche mais avec pédagogie (et quelques mêlées!), le spectacle de Pommerat donne à entendre toute la riche diversité des positions, souvent irréconciliables, qui ont marqué et nourri les premières années de la Révolution française, depuis la convocation des États généraux de 1789 jusqu’aux mois euphoriques qui suivirent la Fête de la Fédération, les derniers avant la Fuite de Varennes et la fin de Louis.

Ce récit, c’est celui d’une révolution qui abolit les privilèges et déclare que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits; une révolution qui en est encore à sa première phase lumineuse, bien avant les années sombres d’une Terreur qui pointe toutefois dans la radicalisation grandissante des discours. Au terme du spectacle, déjà, des listes circulent qui compilent les noms des réfractaires à abattre et annoncent que, non, tout n’ira pas.

Si l’action est clairement campée dans cette France révolutionnaire, Pommerat choisit de ne pas nommer les acteurs emblématiques, les dates ou les lieux de mémoire de la révolution elle-même. Exception faite du roi Louis, qui conserve son nom, la Garde nationale devient une plus neutre Police citoyenne, la Bastille une générique « prison centrale » ou Necker un titre, celui de Ministre des finances. Le choix dramaturgique s’avère heureux. Départie d’un peu de cette mémoire qui la fige au rang de mythe fondateur, la révolution de Ça ira laisse la place aux débats politiques de la période, elle en déploie les enjeux et donne à entendre toutes ses potentialités, comme si l’Histoire n’avait pas déjà tranché. Quels sont les droits du citoyen? A-t-il aussi des devoirs? Peut-on philosopher et discourir alors que d’autres meurent de faim? Que peut le politique contre le pouvoir de l’argent?

Ainsi décontextualisé, le texte quitte le XVIIIe siècle pour entrer de plain-pied dans le nôtre. Le rapport catastrophé sur la banqueroute du royaume qui ouvre le spectacle devient l’écho du discours d’austérité qui tient lieu aujourd’hui de projet politique. Les privilèges légaux accordés à la noblesse et à l’Église sur le dos du Tiers état? Le reflet de ceux des multinationales, apparatchiks et autres 1% de ce monde qui contournent les lois ou les modèles suivant leurs intérêts. Et que dire du mauvais goût de la politique spectacle qui transparaît dans ce discours royal introduit au son du Final Countdown du groupe rock Europe? Pour un temps, on imagine un rallye de Donald Trump… De tels rapprochements – multiples, variables, mais jamais explicités par le spectacle – achèvent de rendre contemporaine la générosité du projet révolutionnaire, et trop familières ses dérives autoritaires.

Optant pour une scénographie dépouillée (quelques chaises et tables), à mille lieux des complexes architectures de lumières qui transformaient en un clin d’œil l’espace scénique de Cendrillon et de La Réunification des deux Corées, le spectacle cherche à brouiller les frontières entre la scène et la salle pour mieux solliciter la participation du public. Adresses directes au public, jeux depuis la salle – souvent éclairée –, le procédé fonctionne plutôt bien, dans l’ensemble, et les acteurs défendent avec conviction cette idée de transformer les spectateurs en délégués à la convention, en peuple assemblé. Ainsi assis parmi nous, quelques comédiens de la troupe et des acteurs citoyens recrutés localement chahutent ou applaudissent les discours prononcés depuis la scène qui fait office de tribune et devient parfois le théâtre de luttes physiques pour savoir qui parviendra à imposer sa voix (et ses idées) dans le tumulte général.

On l’aura compris, le spectacle situe le propos au niveau de la parole publique officielle, celle des députés du tiers état dont on adopte le point de vue, et à l’occasion celle de la noblesse, des clercs ou des membres de la maison du roi. La contrepartie plus proprement théâtrale de ce choix dramaturgique est qu’il multiplie à l’envie les scènes d’assemblées et de réunions en comités avec ce que cela comporte de joutes oratoires, de discours successifs et de prises de bec. Si le procédé a le mérite de donner sa pleine place aux débats et d’ainsi d’exposer le spectateur à des paroles vives – souvent contradictoires – qui sauront ou non le convaincre, voire le séduire, il en résulte aussi une redondance qui rend le déroulement de plusieurs scènes prévisibles.

Spectacle riche et efficace dans sa visée politique, mais un peu plus décevant sur le plan esthétique, Ça ira est défendu par une distribution alerte et vive, complètement investie. La révolution cesse ici d’être un mythe lointain sinon étranger; elle est plutôt saisie naissante, autant forgée par le choc des idées qui s’affrontent que par l’imprévisibilité des événements qui changent le cours même de l’histoire.

Ça ira (1) Fin de Louis

Texte et mise en scène: Joël Pommerat. Une production de la Compagnie Louis Brouillard. Au Centre national des arts du 16 au 19 mars 2016.

Sylvain Schryburt

À propos de

Depuis 2007, il est professeur au Département de théâtre de l’Université d’Ottawa. Membre du comité de rédaction de JEU de 2004 à 2007, rédacteur en chef de L’Annuaire théâtral de 2007 à 2010, il a écrit de nombreux articles et prononcé plusieurs conférences.