Alors que le Festival TransAmériques s’apprête à recevoir The Black Piece, un spectacle d’Ann Van den Broek qui sera présenté à l’Usine C les 27 et 28 mai, deux films concernant la chorégraphe néerlandaise seront projetés : The Black Piece de Lisa Boerstra (le 15 mai à la Cinémathèque québécoise) et Co(te)lette de Mike Figgis (le 29 mai au QG du FTA).
En mars dernier, à l’Usine C, à l’occasion du colloque « Théâtre. Liberté. Scandale. Que peut le transgressif dans les arts de la scène ? » organisé par Ève Lamoureux, Julie Paquette et Emmanuelle Sirois, j’ai prononcé une communication à propos de Co(te)lette. Je reprends ici l’essentiel des interrogations qui m’ont été inspirées par le film.
Succès instantané
Co(te)lette est une pièce de la chorégraphe néerlandaise Ann Van den Broek créée en 2007. Le réalisateur britannique Mike Figgis en a fait une adaptation pour l’écran en 2010. Le film a connu un succès international impressionnant. Or, bien que la version cinématographique de Co(te)lette ait reçu beaucoup d’attention des milieux de la danse et du cinéma, ses aspects les plus délicats n’ont vraisemblablement fait l’objet d’aucune évaluation systématique sérieuse.
Le film présente trois femmes en proie à leurs angoisses et à leurs désirs, aux prises avec une tyrannie du paraître et de la beauté. Alors qu’une analyse de la représentation de corps féminins dénudés sur grand écran semble indispensable pour situer l’œuvre dans un corpus artistique critique, on constate plutôt que les voix sont quasi unanimes et célèbrent le film sans interroger les images-chocs qui le composent.
Pourtant, les (jeunes) corps féminins sont largement représentés dans les films de danse. Comme c’est le cas pour Co(te)lette, peu d’attention est généralement accordée à la manière dont ces corps sont médiatisés et aux rapports de force que cela implique. Les critiques de Co(te)lette accueillent d’emblée le film comme un objet artistique féministe, sans soumettre à un examen rigoureux les images d’hypersexualisation, de misogynie ou de soumission qu’il comporte.
En lisant ces articles, on pourrait penser qu’on attribue au film de Figgis les qualités de l’œuvre de Van den Broek. Cet a priori, qui pose les enjeux de la chorégraphie initiale (les femmes, leur sexualité et leurs désirs, leur tiraillement entre agentivité et soumission face à un monde des apparences) comme étant conservés au cœur du film, est peut-être ce qui empêche une analyse détaillée des mécanismes de domination qu’il met en œuvre.
Qu’est devenue Co(te)lette de la scène à l’écran ? Comment ce nouvel espace chorégraphique et les stratégies cinématographiques qui lui sont propres ont reconfiguré le propos de l’œuvre?
Interroger la forme et le fond
Considérant le peu d’attention médiatique qu’obtiennent les œuvres de danse à l’écran, devrait-on se réjouir ou s’inquiéter du succès critique et public de Co(te)lette ? Comment réagir au fait que le film soit l’un des plus téléchargés sur iTunes dans la catégorie des films de danse (selon les producteurs, qui présentent cela comme une victoire pour la danse contemporaine) ? Qui est ce nouveau public avide de danse contemporaine et pourquoi s’intéresse-t-il à Co(te)lette ?
La mise en marché du film, résolument axée sur les images graphiques de corps féminins dénudés plutôt que sur le mouvement chorégraphié exécuté par ces corps y serait-elle pour quelque chose ? Le film crée-t-il un espace de discussion sur les représentations de corps féminins dans les arts et la société ou réitère-t-il simplement des stéréotypes et des formes de domination ancrées dans notre quotidien, affichées sur nos innombrables écrans ?
Historienne de l’art et commissaire, Eva Barois de Caevel écrit sur la distinction entre un corps qui « répète » et un corps qui « parle » dans les représentations de corps féminins en arts. Elle appelle à « produire des discours suffisamment autres pour bouleverser les comportements esthétiques ». Y a-t-il bouleversement esthétique dans Co(te)lette, ou une simple redite ?
Difficile pour moi de qualifier le film de « radical », alors qu’il déploie une variété d’images prévisibles et sensationnalistes qu’il nous est donné de voir quotidiennement dans la publicité et sur Internet. L’œuvre prétend révéler à notre conscience une réalité abjecte par le biais d’images saisissantes, et c’est cette « audace » que l’on célèbre. Mais comment distinguer le radicalisme du sensationnalisme dans un tel contexte ? Le médium du cinéma et l’espace chorégraphique qu’est l’écran sont-ils des outils appropriés pour exprimer les enjeux de Co(te)lette ?
Le problème de Co(te)lette n’est pas celui de la nudité, du rapport à la sexualité ou de la représentation des formes de violence. Il s’agit là de sujets fréquemment articulés en arts et dont la pertinence coule de source. Le problème est peut-être dans le ton et l’esthétique employés dans le film ; dans la réitération des mécanismes de domination qui agissent sur les corps féminins à travers l’appareil cinématographique que l’œuvre chorégraphique initiale tentait de dénoncer, ou du moins d’interroger. Qu’on aime ou non Co(te)lette, il faut reconnaitre qu’il met en relief des problématiques récurrentes dans le créneau de la danse à l’écran.
Enjeux et rapports de force
Étant donné l’intérêt grandissant des chorégraphes à porter leurs œuvres à l’écran et des cinéastes à s’associer à des chorégraphes, ces questions d’appropriation et de représentation de corps en mouvement sont tout à fait d’actualité. Les liens qui se tissent entre ces milieux devraient nous inciter à penser de façon critique l’agentivité des artistes de la danse dans ces contextes de production.
Quels rapports de force existe-t-il entre l’industrie du cinéma et le milieu de la danse ? Devrions-nous nous interroger sur le couple réalisateur (homme)/chorégraphe (femme), modèle répandu s’il en est un depuis la vague européenne des années 80 et 90 ? La question du « regard » sur les corps féminins se déploie-t-elle différemment de la scène à l’écran ?
Loin de moi l’intention d’appeler au boycottage : au contraire, l’occasion que nous offre le FTA de voir le film constitue un moment propice pour porter un regard critique sur ses différentes composantes. Trop souvent, les discussions auxquelles j’ai participé à ce sujet mènent à interroger les intentions (bienveillantes, innocentes ou mercantiles) du réalisateur, ou encore à invoquer le degré de satisfaction de la chorégraphe face à cette adaptation pour en légitimer le contenu. Je nous invite plutôt à interroger le film pour ce qu’il est comme objet artistique autonome, à observer où il se situe dans le paysage artistique et à réfléchir à la responsabilité des festivals et des publics dans la diffusion et la réception de son contenu (narratif, formel, sensible).
The Co(te)lette Film
Dimanche 29 mai, 21 h, QG du Festival TransAmériques. Royaume-Uni et Belgique, Mike Figgis, 2010, 58 min, sans dialogue.
Alors que le Festival TransAmériques s’apprête à recevoir The Black Piece, un spectacle d’Ann Van den Broek qui sera présenté à l’Usine C les 27 et 28 mai, deux films concernant la chorégraphe néerlandaise seront projetés : The Black Piece de Lisa Boerstra (le 15 mai à la Cinémathèque québécoise) et Co(te)lette de Mike Figgis (le 29 mai au QG du FTA).
En mars dernier, à l’Usine C, à l’occasion du colloque « Théâtre. Liberté. Scandale. Que peut le transgressif dans les arts de la scène ? » organisé par Ève Lamoureux, Julie Paquette et Emmanuelle Sirois, j’ai prononcé une communication à propos de Co(te)lette. Je reprends ici l’essentiel des interrogations qui m’ont été inspirées par le film.
Succès instantané
Co(te)lette est une pièce de la chorégraphe néerlandaise Ann Van den Broek créée en 2007. Le réalisateur britannique Mike Figgis en a fait une adaptation pour l’écran en 2010. Le film a connu un succès international impressionnant. Or, bien que la version cinématographique de Co(te)lette ait reçu beaucoup d’attention des milieux de la danse et du cinéma, ses aspects les plus délicats n’ont vraisemblablement fait l’objet d’aucune évaluation systématique sérieuse.
Le film présente trois femmes en proie à leurs angoisses et à leurs désirs, aux prises avec une tyrannie du paraître et de la beauté. Alors qu’une analyse de la représentation de corps féminins dénudés sur grand écran semble indispensable pour situer l’œuvre dans un corpus artistique critique, on constate plutôt que les voix sont quasi unanimes et célèbrent le film sans interroger les images-chocs qui le composent.
Pourtant, les (jeunes) corps féminins sont largement représentés dans les films de danse. Comme c’est le cas pour Co(te)lette, peu d’attention est généralement accordée à la manière dont ces corps sont médiatisés et aux rapports de force que cela implique. Les critiques de Co(te)lette accueillent d’emblée le film comme un objet artistique féministe, sans soumettre à un examen rigoureux les images d’hypersexualisation, de misogynie ou de soumission qu’il comporte.
En lisant ces articles, on pourrait penser qu’on attribue au film de Figgis les qualités de l’œuvre de Van den Broek. Cet a priori, qui pose les enjeux de la chorégraphie initiale (les femmes, leur sexualité et leurs désirs, leur tiraillement entre agentivité et soumission face à un monde des apparences) comme étant conservés au cœur du film, est peut-être ce qui empêche une analyse détaillée des mécanismes de domination qu’il met en œuvre.
Qu’est devenue Co(te)lette de la scène à l’écran ? Comment ce nouvel espace chorégraphique et les stratégies cinématographiques qui lui sont propres ont reconfiguré le propos de l’œuvre?
Interroger la forme et le fond
Considérant le peu d’attention médiatique qu’obtiennent les œuvres de danse à l’écran, devrait-on se réjouir ou s’inquiéter du succès critique et public de Co(te)lette ? Comment réagir au fait que le film soit l’un des plus téléchargés sur iTunes dans la catégorie des films de danse (selon les producteurs, qui présentent cela comme une victoire pour la danse contemporaine) ? Qui est ce nouveau public avide de danse contemporaine et pourquoi s’intéresse-t-il à Co(te)lette ?
La mise en marché du film, résolument axée sur les images graphiques de corps féminins dénudés plutôt que sur le mouvement chorégraphié exécuté par ces corps y serait-elle pour quelque chose ? Le film crée-t-il un espace de discussion sur les représentations de corps féminins dans les arts et la société ou réitère-t-il simplement des stéréotypes et des formes de domination ancrées dans notre quotidien, affichées sur nos innombrables écrans ?
Historienne de l’art et commissaire, Eva Barois de Caevel écrit sur la distinction entre un corps qui « répète » et un corps qui « parle » dans les représentations de corps féminins en arts. Elle appelle à « produire des discours suffisamment autres pour bouleverser les comportements esthétiques ». Y a-t-il bouleversement esthétique dans Co(te)lette, ou une simple redite ?
Difficile pour moi de qualifier le film de « radical », alors qu’il déploie une variété d’images prévisibles et sensationnalistes qu’il nous est donné de voir quotidiennement dans la publicité et sur Internet. L’œuvre prétend révéler à notre conscience une réalité abjecte par le biais d’images saisissantes, et c’est cette « audace » que l’on célèbre. Mais comment distinguer le radicalisme du sensationnalisme dans un tel contexte ? Le médium du cinéma et l’espace chorégraphique qu’est l’écran sont-ils des outils appropriés pour exprimer les enjeux de Co(te)lette ?
Le problème de Co(te)lette n’est pas celui de la nudité, du rapport à la sexualité ou de la représentation des formes de violence. Il s’agit là de sujets fréquemment articulés en arts et dont la pertinence coule de source. Le problème est peut-être dans le ton et l’esthétique employés dans le film ; dans la réitération des mécanismes de domination qui agissent sur les corps féminins à travers l’appareil cinématographique que l’œuvre chorégraphique initiale tentait de dénoncer, ou du moins d’interroger. Qu’on aime ou non Co(te)lette, il faut reconnaitre qu’il met en relief des problématiques récurrentes dans le créneau de la danse à l’écran.
Enjeux et rapports de force
Étant donné l’intérêt grandissant des chorégraphes à porter leurs œuvres à l’écran et des cinéastes à s’associer à des chorégraphes, ces questions d’appropriation et de représentation de corps en mouvement sont tout à fait d’actualité. Les liens qui se tissent entre ces milieux devraient nous inciter à penser de façon critique l’agentivité des artistes de la danse dans ces contextes de production.
Quels rapports de force existe-t-il entre l’industrie du cinéma et le milieu de la danse ? Devrions-nous nous interroger sur le couple réalisateur (homme)/chorégraphe (femme), modèle répandu s’il en est un depuis la vague européenne des années 80 et 90 ? La question du « regard » sur les corps féminins se déploie-t-elle différemment de la scène à l’écran ?
Loin de moi l’intention d’appeler au boycottage : au contraire, l’occasion que nous offre le FTA de voir le film constitue un moment propice pour porter un regard critique sur ses différentes composantes. Trop souvent, les discussions auxquelles j’ai participé à ce sujet mènent à interroger les intentions (bienveillantes, innocentes ou mercantiles) du réalisateur, ou encore à invoquer le degré de satisfaction de la chorégraphe face à cette adaptation pour en légitimer le contenu. Je nous invite plutôt à interroger le film pour ce qu’il est comme objet artistique autonome, à observer où il se situe dans le paysage artistique et à réfléchir à la responsabilité des festivals et des publics dans la diffusion et la réception de son contenu (narratif, formel, sensible).
The Co(te)lette Film
Dimanche 29 mai, 21 h, QG du Festival TransAmériques. Royaume-Uni et Belgique, Mike Figgis, 2010, 58 min, sans dialogue.