Critiques

J’aime Hydro : Christine mène l’enquête

J’ai découvert la démarche de la compagnie Porte Parole en 2000. Le spectacle, présenté au Studio du Monument-National, s’intitulait Novembre. Pour l’écrire, Annabel Soutar avait réalisé à travers le Québec, au cours de la campagne électorale provinciale de 1998, des centaines d’entrevues avec des citoyens.

Je me rappelle avoir été frappé par la pertinence de ce théâtre documentaire qui allait à la rencontre des citoyens dans sa conception aussi bien que dans sa représentation. À l’université, on m’avait beaucoup parlé des hauts faits du théâtre engagé, du Living Theatre au Théâtre des Cuisines, mais Novembre, tout en s’inscrivant dans le prolongement du théâtre qui a fleuri dans les années 1960 et 1970, procédait avec une impartialité et une soif de vérité qui me semblait éminemment contemporaine.

Sous tous les angles

Seize ans plus tard, je suis toujours aussi passionné par le travail d’Annabel Soutar. À vrai dire, mon enthousiasme pour la méthode qu’elle a forgée n’a cessé de croître au fil des ans. Montréal la blanche, Sexy béton, Grains, Fredy… autant de spectacles à même de galvaniser le public, de l’émouvoir et de l’informer, mais surtout de le pousser à réfléchir, à s’interroger, à observer des situations délicates sous tous les angles.

Près de 20 ans après avoir fondé Porte Parole, Annabel Soutar a la grandeur d’âme de passer le flambeau à une collègue, le temps d’un projet. À Christine Beaulieu, elle a confié une mission, ni plus ni moins qu’une enquête sur Hydro-Québec, et plus précisément sur les véritables motivations derrière le harnachement de la rivière Romaine, alors qu’on dispose déjà de surplus d’électricité appréciables. La comédienne, qui n’a pas été facile à convaincre, livre ces jours-ci les trois premiers épisodes d’un captivant récit théâtral et radiophonique (éventuellement baladodiffusé) intitulé J’aime Hydro. Rappelons qu’une première mouture du premier épisode avait été présentée au OFFTA en 2015.

Maîtres chez nous?

Est-ce que le pacte entre Hydro-Québec et la population québécoise tient toujours, sommes-nous toujours «maîtres chez nous»? La question cristallise parfaitement la démarche de Christine Beaulieu. La comédienne s’adresse à nous sur le mode de la confession, en nous révélant ses doutes, ses peurs, son incompétence en matière d’hydroélectricité, mais aussi son insatiable curiosité, son besoin viscéral de comprendre. Pour les spectateurs, enfin pour la majorité d’entre eux, l’identification à l’héroïne est immédiate et totale.

Les épisodes de J’aime Hydro sont d’environ 45 minutes. Après avoir assisté aux trois premiers, on meurt d’envie de connaître la suite. C’est que l’équilibre est parfait entre l’intime et le collectif, entre l’émotion et les chiffres, entre la vie de Christine et celle du peuple québécois. Il y a de quoi rire et de quoi s’alarmer, de quoi s’attendrir et de quoi s’insurger, des secrets et des révélations, des mensonges et des vérités. On entend René Lévesque, Jacques Parizeau, Roy Dupuis, Nicolas Boisclair et Alexis de Gheldere, réalisateurs du documentaire Chercher le courant, Pierre-Luc Desgagné, vice-président chez Hydro Québec, l’économiste Roger Lanoue et le physicien Normand Mousseau, auteurs d’un vaste rapport sur l’avenir énergétique du Québec, et plusieurs autres.

Sur scène, Christine Beaulieu est entourée de Mathieu Doyon, concepteur sonore, et Mathieu Gosselin, qui incarne toutes les personnes qu’elle rencontre, d’Annabel Soutar à Roy Dupuis en passant par le père de Christine, des rôles de composition dans lesquels le comédien excelle. La mise en scène impeccable de Philippe Cyr s’appuie sur une habile utilisation de l’espace. Quelques tableaux et quelques chaises suffisent à évoquer les lieux. Les projections et les illustrations sont là pour informer, mais aussi pour déclencher les rires. Après tout, ce n’est pas parce que la démarche est sérieuse qu’il faut se prendre au sérieux.

Un espace de dialogue

L’autre soir, pendant 3 heures, au Théâtre d’Aujourd’hui, des spectateurs-citoyens ont trouvé dans un spectacle de théâtre matière à réfléchir à propos des enjeux énergétiques passés, actuels et futurs. Ils ont entendu parler d’économie, de science et d’environnement, mais aussi de justice, d’identité nationale et de vie en société. On a énoncé les arguments et les contre-arguments, donné au public de quoi se faire une tête, se positionner, se repositionner, pousser la réflexion, poser des questions, ouvrir le débat, rendre possible un dialogue crucial. Chaque représentation est d’ailleurs suivie d’une entrevue avec une personnalité du secteur de l’énergie.

Le théâtre comme agora: l’idée n’est pas neuve, mais elle est loin d’être courante ici et maintenant. Raison de plus pour chérir la démarche de Porte Parole. Il y a dans le théâtre documentaire en série de Christine Beaulieu tout ce qu’il faut pour intéresser un vaste public. Parce que l’avenir, ça concerne tout le monde. Vivement la suite!

J’aime Hydro

Texte et idéation: Christine Beaulieu. Dramaturgie: Annabel Soutar. Mise en scène: Philippe Cyr. Son: Mathieu Doyon et Frédéric Auger. Illustrations: Mathilde Corbeil. Vidéo: Thomas Payette et Gonzalo Soldi. Éclairages: Erwann Bernard. Scénographie: Odile Gamache. Costumes: Julie Breton. Avec Christine Beaulieu et Mathieu Gosselin. Une coproduction de Porte Parole, de Champ gauche et du Festival TransAmériques. Au Théâtre d’Aujourd’hui, à l’occasion du Festival TransAmériques, du 6 au 8 juin 2016. À la Licorne, du 30 août au 10 septembre 2016.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.