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La virtuosité décalée du Gala

Pour Gala, spectacle de clôture du FTA, le chorégraphe Jérôme Bel invite des amateurs à monter sur scène aux côtés de danseurs professionnels. J’ai suivi l’expérience.

Après avoir mis en scène une vingtaine d’adolescents en 1997 dans Shirtologie, mêlé depuis 2001 non-danseurs et professionnels dans The Show must go on et créé en 2012 Disabled Theater avec une troupe d’acteurs handicapés mentaux, le chorégraphe Jérôme Bel, à la réputation iconoclaste, continue de questionner les codes de la représentation en composant avec Gala une microsociété bigarrée.

Une communauté intergénérationnelle et multiculturelle défile sur le plateau. Certains sont tendus, visiblement intimidés, d’autres fiers et assurés. Leur rapport au monde transparait à travers leurs postures singulières et leur façon de poser (ou non) le regard. On pense au spectacle Satisfying Lover conçu en 1967 par Steve Paxton pour quarante personnes à partir de simples marches. Ce type de distribution composée d’amateurs suscite d’emblée un sentiment d’empathie chez le spectateur.

Pour George, un des interprètes de Gala, c’est la première fois qu’il entre dans un théâtre. Dans le village d’où il vient, en Syrie, il n’y a pas de théâtre. Avec ses sièges en velours rouge, son balcon en fer forgé et son plafond décoré, la salle Ludger-Duvernay du Monument-National s’avère intimidante pour quiconque pénètre dans ce décor historique et imposant. Le spectacle n’a pas encore commencé, mais l’espace théâtral porte en lui toute une mise en scène.

C’est dans cet écrin prestigieux que les dix-neuf interprètes de Gala dansent, en tenue d’apparat, une œuvre assumant résolument les partis pris propres au spectacle de fin d’année (amateurisme, musiques et costumes quétaines…). Au-delà de son caractère bon enfant, ce gala prend toutefois une dimension politique à travers la diversité à la fois culturelle et esthétique de ses interprètes. Les rendre visibles sur scène, c’est les faire exister, leur donner une voix, les rendre objets du regard et objets d’art – même si on déplore l’absence d’un Autochtone dans la distribution québécoise.

Le défi tend à décaler les a priori et habitudes du regard face à la danse. L’enjeu ne consiste plus à démontrer la maîtrise d’une certaine virtuosité technique à un public admiratif, mais d’exposer la vulnérabilité de chacun. « Être soi-même » représente sans aucun doute la contrainte la plus difficile à réaliser sur scène pour un danseur comme pour un acteur. Marion, 13 ans, plutôt coutumière de la danse hip hop, apprécie particulièrement ce projet qui la pousse à « sortir de sa zone de confort ». Gala propose un acte d’émancipation, tant pour les interprètes que pour les spectateurs. Cela commence avec le costume à paillettes qu’il faut enfiler : un premier pas pour s’affranchir du regard de l’autre.

Bien qu’alimentant un certain voyeurisme, le spectacle déjoue petit à petit les attentes du public à travers les fragilités assumées de chacun des performeurs. Pour Phuong, technicien comptable, c’est l’occasion de participer à une expérience nouvelle : « Je n’ai rien à perdre ». Pour Benjamin et Alexander, danseurs aux Ballets Jazz de Montréal, c’est une plongée inédite au cœur d’un projet artistique à la fois inusité et humain qu’ils partagent, pour la première fois, avec un casting hétéroclite. Comme le répète Jérôme Bel aux participants locaux, il ne s’agit pas de « réussir » mais « d’essayer ».

Ce n’est alors plus la prouesse technique, mais, au contraire, les failles de chacun qui troublent inévitablement le public. Les danseurs professionnels du spectacle sont placés à ce titre au même niveau que les amateurs : tous doivent s’approprier la partition des autres, délocalisant ainsi les patterns et savoirs faire de chacun. L’exécution d’une pirouette ou d’un moonwalk devient un exercice de style savoureux, tout comme il s’avère impossible pour quiconque de reproduire à la perfection la gestuelle anarchique d’un enfant pris dans le vertige de sa propre danse. Réside là l’extrême virtuosité, voire le tour de force de la pièce : saisir et partager l’émotion produite par le plaisir de danser.

Gala

Chorégraphie : Jérôme Bel. Avec Marion Brullemans-Bérubé, Allison Burns, Anny Condé, Marcelle Duguay, Théophile Durieux, Louis-David Gauthier, Luc Guay, Alexander Hille, Jacques-Yves Lafortune, Amélia Lamanque, Myriam Losier, Mireille Métellus, Benjamin Mitchell, David Ospina, Loula Ospina, Pham Phuong, Maxime D. Pomerleau et Gérard Reyes. Une production de R.B. Jérôme Bel (Paris). Présentée salle Ludger-Duvernay du Monument-National à l’occasion du Festival TransAmériques les 7 et 8 juin 2016.

Katya Montaignac

À propos de

Dramaturge en danse, elle collabore à JEU depuis 2004. Ses projets chorégraphiques, notamment avec La 2e Porte à Gauche, repensent l’espace de représentation et sa relation au public.