Critiques

So You Can Feel : Effeuillage sans filtre

Son humour est une arme de séduction fatale. Il l’avait déjà démontré lors de son dernier passage à Montréal au FTA en 2011, avec le duo Still standing you. De retour cette année avec le sulfureux So you can feel, de sa seule présence, l’artiste flamand transforme la scène du Théâtre Prospero en un cabaret burlesco-comico-trash aux fantaisies érotiques décalées et hilarantes.

En tant que spectateur, il faudra s’attendre à sortir tant soit peu de sa zone de confort, car Pieter Ampe entend faire du public un partenaire. Dès les premières secondes de son entrée en scène, son regard accroche et plonge dans ceux de certains spectateurs du premier rang choisis spontanément. Plusieurs courts tête-à-tête où il s’amuse à imiter les poses lascives des mannequins aux biceps gonflés sur les photos des magazines, tout en prenant soin, entre deux ou trois aller-retours, d’étudier la pose dans le miroir placé sur scène à cette fin. Des tentatives de flirt qui seront  avortées par le rire général du public  – dont celui du performeur s’efforçant de garder son sérieux.   

Une première section pour conquérir les spectateurs, plutôt réceptifs en ce dimanche soir de première. Cette étape initiale est nécessaire pour pouvoir connecter avec celles et ceux à qui il dévoilera les tréfonds de son intimité dans ce qui s’en suit. Car la démarche de Ampe passe ou casse, et il le sait par expérience. Pour celui qui a déjà pu s’y confronter lors de ses tournées en Europe, le rejet et l’inconfort du spectateur font partie du parcours qu’il propose en les intégrant sur le vif à sa performance.

Jeux d’anatomie en marge

Du sportif en slip avec son chandail à slogan absurde (« Pete like girls who like girls ») au one-piece à bretelles en latex manquant de se déchirer quand il se cambre, outre que provoquer le ridicule, ces accoutrements dans lesquels il se mue, lui permettent de naviguer entre les personnages d’une psyché peuplée de chippendales ratés et de strip-teaseuses aguerries et culminant jusqu’à l’exploration d’un fétiche des plus bizarroïdes.

On s’étonnera d’ailleurs qu’il trouve un si grand confort à s’emparer de l’érotisme au féminin dans une session de lap et pole dance drôle et exaltées, alors qu’à l’inverse, son inconfort à incarner la virilité reste apparent, lui qui pourtant arbore une énorme barbe au quotidien.

Muscles et pectoraux qui sautillent, fesses nues secouées, ondulation de l’abdomen, coups de bassin dans le vide, le corps en scène confronté à la honte devient pour l’artiste un terrain de jeu. Un jeu avec sa propre anatomie en démultipliant sur celle-ci les perspectives lors de danses burlesques. Dans une transformation finale en créature d’un butô perturbant et libérateur, il s’enduit d’une crème blanche, prenant plaisir à faire gicler le produit, avec pour toile de fond le dédoublement de son image sur un écran tapissant le fond de la scène.

Avec l’humour, la musique choisie finement par son frère et fidèle collaborateur Jakob Ampe s’avère un outil puissant de connexion avec le public. Un répertoire allant du folk romantique d’Elliott Smith à l’excellent enregistrement de Feelings où Nina Simone chante ses amours déçus. Un espace-temps où le public, chantonnant les paroles avec l’artiste, partage ce moment de tendresse et d’empathie avec le performeur.  

Rien ne sert de trop intellectualiser cet ode à la sexualité, à l’ouverture d’esprit et au décloisonnement des genres qui engagent avant tout nos affects. Du rire à l’inconfort, de la reconnaissance d’une vulnérabilité au fait d’être ensemble, dans le partage d’une expérience unique et fantastique.   

So You Can Feel

Chorégraphie et interprétation de Pieter Ampe. Une production de Campo. Présentée à l’occasion du FTA au Théâtre Prospero les 5, 6, 7 et 8 juin 2016.

Mélanie Carpentier

À propos de

Journaliste spécialisée en danse pour Le Devoir et enseignante de français langue seconde, elle a été membre de la rédaction de JEU de 2017 à 2018.