Critiques

Sexe, mensonges et théâtre

De façon inattendue, la nouvelle pièce de la dramaturge torontoise Hannah Moscovitch, Bunny, a trouvé écho à Stratford cette année dans deux pièces emblématiques du répertoire réaliste. Qui aurait cru que cette œuvre contemporaine audacieuse sur le désir féminin pouvait entretenir quelque rapport avec All my sons d’Arthur Miller (1947) et John Gabriel Borkman d’Henrik Ibsen (1896) ?

Bunny

Il faut louer d’abord l’efficacité de l’écriture de Moscovitch, qu’on aimerait voir traduite et jouée au Québec. Ainsi, sur le mode de l’autodérision, le monologue au présent de Sorrel (jouée magnifiquement par Maev Beaty), embraye sur le passé, en recréant des scènes d’amour avec différents partenaires. Une scénographie épurée laisse toute sa place au texte, se développant autour du symbolisme du surnom de Bunny, qui représente l’innocence et l’enfance, dont ne sort jamais Sorrel (maladivement timide et maladroite), mais également le sexe effréné qu’elle pratique, tout en étant avide des romans de la prude Jane Austen.

Toute la pièce tourne d’ailleurs autour des scènes explicites de sexe, auquel le spectateur, comme la protagoniste, tente de donner un sens, mais qui semblent surtout refléter une identité trouble, voire une bisexualité mal assumée. Les pulsions de Bunny, qui la conduiront finalement à avoir une relation sexuelle dans un canot avec un homme plus jeune au moment de la mort de sa meilleure amie, pour laquelle elle semble par ailleurs entretenir un désir lesbien, ne sont jamais élucidées. Pourrait-il s’agir, pour Bunny, de sortir du placard? La confession demeure inachevée et la pièce de Moscovitch, comme le désir féminin, garde sa part d’ombre.

All My Sons

Chez Arthur Miller, le mensonge est aussi le fondement de l’identité personnelle, familiale et sociale des personnages. La force tragique de la pièce vient de l’aveu final du personnage central, Joe Keller, d’une vérité insoutenable pour lui et sa famille : non seulement la mort de son fils, pilote d’avion durant la Seconde Guerre, serait imputable à sa négligence (laquelle a causé celle d’une quarantaine de soldats), mais encore il a laissé emprisonner un ouvrier (son voisin) pour cette faute. La mise en scène exceptionnelle de Martha Henry et la grande sensibilité du jeu des acteurs donnent toute sa mesure à la tragédie de ce contremaître travaillant dans une usine produisant des avions militaires. Jamais la tragédie mondiale n’aura été aussi bien arrimée à l’effondrement du rêve américain et aux questions de la responsabilité individuelle.

L’énorme succès de cette production, qui allie avec bonheur émotion et réflexion (éthique), nous démontre en quelque sorte que ces questions demeurent actuelles au 21e siècle. De même, il faut noter ici la judicieuse audace de la metteure en scène qui a subverti le concept d’un « colour blind casting », souvent pratiqué à Stratford, en faisant jouer les membres de la famille des Deever (celle de l’ouvrier injustement accusé) par des Noirs, alors que les Keller demeurent des Blancs. Tout en permettant d’accentuer les tensions entre les deux familles dans la pièce, ce léger décalage nous ramène également à notre présent, où la question raciale, regrettablement, est redevenue un problème social.

John Gabriel Borkman

Le mensonge et la faillite (financière et émotive) se retrouvent aussi dans la pièce d’Ibsen, dont le personnage principal est un banquier frauduleux qui, n’acceptant pas sa culpabilité, s’impose un confinement solitaire dans sa propre maison après sa libération de prison.

Malgré leurs différents contextes socio-historiques, les pièces de Miller et d’Ibsen se répondent. La similarité des thèmes, l’identité des lieux scéniques (le Patterson) et le fait que Lucy Peacock joue (avec brio) dans les deux pièces le rôle d’une mère (déchirée entre l’amour maternel et conjugal), nous invite à faire des rapprochements. Alors que le personnage éponyme de la pièce d’Ibsen tente une fuite symbolique et « réelle » dans la tempête de neige qui fait rage, j’éprouve un léger vertige. Pour un moment, non seulement les espaces de la maison et de la forêt se confondent, mais ce sont les images scéniques de la maison du Midwest américain des Keller (dans la pièce d’Arthur Miller), voire le suicide de Joseph Keller (père tout aussi repentant que John Gabriel Borkman) et la détresse de sa femme (pleurant la mort de son fils, comme Gunhild Borkman le sien), qui, subrepticement, reviennent me hanter.

Bunny

Texte de Hannah Moscovitch. Mise en scène de Sarah Garton Stanley. Au Studio Theatre jusqu’au 24 septembre.

All My Sons

Texte d’Arthur Miller. Mise en scène de Martha Henry. Au Tom Patterson Theatre jusqu’au 25 septembre.

John Gabriel Borkman

Texte d’Henrik Ibsen et traduction de Paul Wash. Mise en scène de Carey Perloff. Au Tom Patterson jusqu’au 23 septembre.

Johanne Bénard

À propos de

Johanne Bénard enseigne la littérature française du XXe siècle au Département d’Études françaises de l’Université Queen’s (à Kingston en Ontario). Son intérêt pour le théâtre l’amène à fréquenter les théâtres de Montréal et de Stratford. Spécialiste de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, son travail de recherche porte actuellement sur les rapports entre l’œuvre de Céline et le théâtre de Shakespeare.