J’ai reçu cette production du Théâtre Kata comme un coup de poing au ralenti. Comme le doigt d’honneur que « nous » adresse Karl, le « mari » de ce trio de Bougon sous-doués. Mais je suis restée saisie par la percutante actualité de la transposition qu’ont réalisée Olivier Arteau et ses collaborateurs pour le Québec de 2016, de deux courts textes écrits en dialecte bavarois dans les décennies 60 et 70 par Franz-Xaver Kroetz.
L’adaptation et la mise en scène, comme la scénographie, les projections vidéo font, de cette heure et quelque passée dans la salle intime du Prospero en compagnie de ces infirmes de la vie et de leur sordide histoire d’avortement, une expérience frontale qui laisse dans un profond sentiment d’abattement, mais dépasse le simple réalisme misérabiliste.
L’accablement naît évidemment du spectacle du mal-être fondamental de ces personnages pour lesquels on ne peut que multiplier les qualificatifs désolants : des gens irrémédiablement seuls, dépossédés du langage qui leur permettrait de donner à leurs pensées confuses un certain pouvoir sur le monde, vivant d’aide sociale, dans une situation de misère financière et sociale, d’indigence intellectuelle et affective, sans perspective – et sans désir – d’en sortir.
Le quatrième mur
La scénographie de Claudelle Houde Labrecque contribue fortement à la sensation d’enfermement. Le décor est un cube presque fermé, dont la façade, percée d’une porte et d’une fenêtre masquée par un store, joue la fonction de quatrième mur. Le spectateur, dans la position du voyeur, tente d’apercevoir ce qui se passe à l’intérieur ou ce qu’il imagine, masturbation, sodomie, fellation. La femme, Marie, ne sortira jamais de ce huis clos volontaire, où elle « règne » sur un frigidaire, une cuve de toilette et une boîte de boulettes de viande, victime plus ou moins consentante de la brutalité fruste des hommes, de leurs désirs mal-aboutis, de leur sexualité malheureuse, de leur lâcheté imprécise. Eux s’échapperont, d’abord pour fumer (Marie, elle, se contente de passer la main qui tient la cigarette à travers le store), ensuite pour fuir. La dernière image est insoutenable : Karl se rhabille, sort de la pénombre par la porte ouverte, jette de l’extérieur un dernier coup d’œil sur le corps inerte de la jeune femme et s’en va.
L’impression d’unité de la pièce vient de l’intégration organique réalisée par Olivier Arteau des deux textes kroetziens qui constituent la trame narrative. Il a fait de l’extrait de Négresse, pourtant écrit quelques années avant Le sang de Michi, non pas un prologue, mais en quelque sorte un premier acte.
Le passage de l’histoire à trois (l’amant, la femme, le mari, une variante parodique et trash de la traditionnelle pantalonnade bourgeoise) au quotidien d’un couple en déshérence n’est pas psychologiquement marqué par le départ de l’amant : celui-ci sort de la cuisine et non de la scène. Il restera assis dans l’ombre jusqu’à la fin, immobile, mais intensément présent. Par contre, la structure narrative change, passant d’un récit continu à une division en quinze tableaux, dont les titres, affichés au haut du cube, semblent apporter logique – ou ironie – à cette pitoyable histoire.
Cependant, c’est essentiellement la mise en scène qui marque le passage du triangle occasionnel au drame à deux. L’histoire qui se déroulait jusque là à quelques mètres et devant nos yeux (si l’on peut dire puisque les protagonistes étaient toujours en partie cachés), ne nous est plus transmise qu’indirectement, filmée. La caméra projette sur la façade en gros plans souvent flous ce qui se passe à l’intérieur ou le suggère, les micros nous font entendre les respirations. Aux phrases murmurées, incomplètes, trouées de silences correspondent de longs passages dans le noir. L’expérience du voyeur se fait cinématographique. La scène de l’avortement, d’une grande violence, n’est cependant évoquée que par des images (un melon d’eau déchiré par une fourchette, labouré par un batteur à œuf), mais leur puissance d’évocation laisse pantois.
Vingt-cinq ans après l’Espace GO, on remercie le Théâtre Kata de nous offrir ce monde dénonciateur, cruel, mais sans complaisance.
Texte : Franz-Xaver Kroetz. Traduction : Jean-Luc Denis, Marie-Elisabeth Morf, Danielle de Boeck, Tatjana Calpezjana et Calapez Pessoa. Mise en scène : Olivier Arteau. Avec : Ariel Charest, Jean-Pierre Cloutier et Marc-Antoine Marceau. Vidéo : Marilyn Laflamme. Éclairages : Hugues Cailleres. Scénographie : Claudelle Houde Labrecque. Conception sonore : Vincent Roy. Une production du Théâtre Kata. Au Théâtre Prospero jusqu’au 29 octobre 2016.
J’ai reçu cette production du Théâtre Kata comme un coup de poing au ralenti. Comme le doigt d’honneur que « nous » adresse Karl, le « mari » de ce trio de Bougon sous-doués. Mais je suis restée saisie par la percutante actualité de la transposition qu’ont réalisée Olivier Arteau et ses collaborateurs pour le Québec de 2016, de deux courts textes écrits en dialecte bavarois dans les décennies 60 et 70 par Franz-Xaver Kroetz.
L’adaptation et la mise en scène, comme la scénographie, les projections vidéo font, de cette heure et quelque passée dans la salle intime du Prospero en compagnie de ces infirmes de la vie et de leur sordide histoire d’avortement, une expérience frontale qui laisse dans un profond sentiment d’abattement, mais dépasse le simple réalisme misérabiliste.
L’accablement naît évidemment du spectacle du mal-être fondamental de ces personnages pour lesquels on ne peut que multiplier les qualificatifs désolants : des gens irrémédiablement seuls, dépossédés du langage qui leur permettrait de donner à leurs pensées confuses un certain pouvoir sur le monde, vivant d’aide sociale, dans une situation de misère financière et sociale, d’indigence intellectuelle et affective, sans perspective – et sans désir – d’en sortir.
Le quatrième mur
La scénographie de Claudelle Houde Labrecque contribue fortement à la sensation d’enfermement. Le décor est un cube presque fermé, dont la façade, percée d’une porte et d’une fenêtre masquée par un store, joue la fonction de quatrième mur. Le spectateur, dans la position du voyeur, tente d’apercevoir ce qui se passe à l’intérieur ou ce qu’il imagine, masturbation, sodomie, fellation. La femme, Marie, ne sortira jamais de ce huis clos volontaire, où elle « règne » sur un frigidaire, une cuve de toilette et une boîte de boulettes de viande, victime plus ou moins consentante de la brutalité fruste des hommes, de leurs désirs mal-aboutis, de leur sexualité malheureuse, de leur lâcheté imprécise. Eux s’échapperont, d’abord pour fumer (Marie, elle, se contente de passer la main qui tient la cigarette à travers le store), ensuite pour fuir. La dernière image est insoutenable : Karl se rhabille, sort de la pénombre par la porte ouverte, jette de l’extérieur un dernier coup d’œil sur le corps inerte de la jeune femme et s’en va.
L’impression d’unité de la pièce vient de l’intégration organique réalisée par Olivier Arteau des deux textes kroetziens qui constituent la trame narrative. Il a fait de l’extrait de Négresse, pourtant écrit quelques années avant Le sang de Michi, non pas un prologue, mais en quelque sorte un premier acte.
Le passage de l’histoire à trois (l’amant, la femme, le mari, une variante parodique et trash de la traditionnelle pantalonnade bourgeoise) au quotidien d’un couple en déshérence n’est pas psychologiquement marqué par le départ de l’amant : celui-ci sort de la cuisine et non de la scène. Il restera assis dans l’ombre jusqu’à la fin, immobile, mais intensément présent. Par contre, la structure narrative change, passant d’un récit continu à une division en quinze tableaux, dont les titres, affichés au haut du cube, semblent apporter logique – ou ironie – à cette pitoyable histoire.
Cependant, c’est essentiellement la mise en scène qui marque le passage du triangle occasionnel au drame à deux. L’histoire qui se déroulait jusque là à quelques mètres et devant nos yeux (si l’on peut dire puisque les protagonistes étaient toujours en partie cachés), ne nous est plus transmise qu’indirectement, filmée. La caméra projette sur la façade en gros plans souvent flous ce qui se passe à l’intérieur ou le suggère, les micros nous font entendre les respirations. Aux phrases murmurées, incomplètes, trouées de silences correspondent de longs passages dans le noir. L’expérience du voyeur se fait cinématographique. La scène de l’avortement, d’une grande violence, n’est cependant évoquée que par des images (un melon d’eau déchiré par une fourchette, labouré par un batteur à œuf), mais leur puissance d’évocation laisse pantois.
Vingt-cinq ans après l’Espace GO, on remercie le Théâtre Kata de nous offrir ce monde dénonciateur, cruel, mais sans complaisance.
Le sang de Michi, précédé de Négresse
Texte : Franz-Xaver Kroetz. Traduction : Jean-Luc Denis, Marie-Elisabeth Morf, Danielle de Boeck, Tatjana Calpezjana et Calapez Pessoa. Mise en scène : Olivier Arteau. Avec : Ariel Charest, Jean-Pierre Cloutier et Marc-Antoine Marceau. Vidéo : Marilyn Laflamme. Éclairages : Hugues Cailleres. Scénographie : Claudelle Houde Labrecque. Conception sonore : Vincent Roy. Une production du Théâtre Kata. Au Théâtre Prospero jusqu’au 29 octobre 2016.