Critiques

8 : États unis

David Ospina

Mani Soleymanlou est de retour avec une nouvelle fresque identitaire, une création collective aussi décousue qu’audacieuse. Faisant suite à Un, Deux et Trois, mais surtout à Ils étaient quatre, une soirée entre hommes, et Cinq à sept, une soirée entre femmes, 8 permet à huit comédiens et comédiennes d’exprimer sans détours et en leur propre nom les angoisses d’une génération, la détresse d’une certaine classe sociale et les injustices d’une époque.

La première partie de la soirée expose la genèse du spectacle, donne une idée des échanges sérieux et farfelus qui lui ont donné naissance. Les acteurs-créateurs discutent à propos de ce que leur nouvelle réalisation pourrait être. Faut-il vraiment que cette nouvelle pièce prenne encore une fois la fête entre amis comme prétexte ? Faudrait-il partir à neuf ? Ou alors tabler sur ce qui a déjà démontré son efficacité ? Quels sujets aborder ? De quelles manières ?

David Ospina

Dans le désordre

Jean-Moïse rêve de raconter un procès, mais surtout de jouer un juge, avec perruque et moustache. Guillaume pense qu’il faut que la liste des personnages comprenne un ou des superhéros. Geneviève souhaite exprimer son épuisement professionnel, mais à qui ? Kathleen aimerait partager la colère que lui inspire le gruyère qu’est devenu la métropole. Julie s’intéresse à la notion d’intelligence fluide. Tous espèrent que ça va s’éclaircir au fur et à mesure, que quelque chose d’inédit et d’authentique naîtra du désordre.

Ce préambule, tout de même un peu long, a le mérite d’explorer toutes les nuances de cette démarche à la fois collective et autofictionnelle, de laisser entrevoir les antagonismes aussi bien que les solidarités. Les comédiens sont des personnages, les personnages sont des citoyens, les citoyens sont des spectateurs et tous sont accablés par la marche du monde. Les propos, en apparence anecdotiques, traduisent ce tiraillement bien contemporain entre le confort et l’engagement, l’indifférence et la mobilisation.

David Ospina

Règlements de comptes

Dans la seconde partie, le « vrai » spectacle, les créateurs règlent des comptes. Tout le monde en prend pour son rhume. La société, la politique, la famille, le théâtre, le journalisme, la critique… Le party, puisque c’est la structure qui a finalement été retenue, a ceci de tragique qu’il se déroule pendant la soirée électorale au terme de laquelle Donald Trump sera couronné. Tissée de confessions graves et de délires éthyliques, de musique salvatrice et de véritables prises de conscience, la « fête » sera déterminante.

À notre époque cacophonique et fragmentée, le spectacle de la compagnie Orange Noyée répond sur le même ton, mais il traduit malgré tout l’effort de consensus d’un groupe d’individus, le courage de nommer ce qui nous rassemble sans pour autant nier ce qui nous désunit.

8

Mise en scène : Mani Soleymanlou. Avec Éric Bruneau, Guillaume Cyr, Kathleen Fortin, Julie Le Breton, Jean-Moïse Martin, Geneviève Schmidt, Emmanuel Schwartz et Mani Soleymanlou. Assistance à la mise en scène et régie : Jean Gaudreau. Éclairages : Erwann Bernard. Collaboration aux éclairages : Julie Basse. Musique : Philippe Brault. Conseiller à la scénographie : Max-Otto Fauteux. Une coproduction de la compagnie Orange Noyée, de la Place des Arts et du Théâtre français du CNA. À la Cinquième Salle de la Place des Arts jusqu’au 28 janvier 2017 et au Studio du CNA du 1er au 4 février 2017.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.