Critiques

Ai-je du sang de dictateur ? : Enquête sur soi-même

Jacinthe Perrault

Cette enquête sous forme de confession d’un fils d’émigrés, revenant à ses racines   pour savoir qui il est, peut apparaître banale, mais elle prend une particulière acuité et apparaît spécialement bienvenue dans des temps qui résonnent du bruit douloureux de tant de gens perdus entre leur ancienne communauté et la nouvelle.

La question identitaire est évidemment au cœur de ce retour de l’auteur et interprète Didier Lucien sur ce qu’il est et sur l’endroit dont il vient. De ce point de vue, le tremblement de terre qui a dévasté Haïti, son pays d’origine, en 2010, devient un symbole du profond bouleversement qui saisit le narrateur quand il y revient. La voix de l’homme enseveli sous terre avec lui peut être comprise comme son double, son miroir, ou comme l’âme résiliente de la «Perle des Antilles».

Jacinthe Perrault

Il y a donc le déchirement classique de l’enfant d’immigrés, Noir ici, Blanc là-bas, divisé entre deux loyautés. Se lit aussi en filigrane – on touche peut-être là à la source de la démarche −  la difficulté plus particulière d’être un comédien d’origine haïtienne dans un Québec encore tricoté  serré autour de sa propre identité.

Le thème de l’unité douloureuse semble d’abord être le fil conducteur de ce parcours théâtral aux genres variés, tout en lignes brisées, assez difficile à suivre parfois, décousu même, alternant entre expression de soi et fiction. Le comédien commence par se présenter familièrement, comme dans un one-man show, sans distance dramatique, puis, premier changement de ton, continue avec un résumé historique d’Haïti, suivi d’une autre rupture, le retour au pays de celui qui est devenu le narrateur, après un (long) détour sur la dictature de François Duvalier, président à vie autoproclamé.

Détour dont on comprend qu’il constitue sans doute l’essentiel de la pièce. L’auteur veut-il nous dire qu’il n’est plus tout à fait de ce pays-là ? Au contraire, qu’il en assume tout, même cet effrayant, complexe et fascinant personnage ? Ou les deux ?

Jacinthe Perrault

Le plaisir de jouer

Quoi qu’il en soit, cet épisode constitue la partie la plus originale de l’enquête, la plus réussie, celui où l’auteur révèle toutes les qualités de l’interprète.  Le dédoublement sur écran des Papa Doc, qui semblent approuver, accompagner, surveiller le comédien  devant eux ; leur multiplication, leurs têtes qui volent comme des ballons, la récitation du catéchisme duvaliériste constituent des idées scéniques réjouissantes.

C’est cependant le moment où Didier Lucien joue les chefs d’orchestre de la répression, dirigeant des Tontons Macoute de l’ombre, ses gestes scandant la musique des coups de fusil, qui représente le sommet de la soirée.  Ici particulièrement, on sent le bonheur du comédien – trop rarement distribué− à jouer, à s’exprimer par le filtre du théâtre.

A l’aide de films, de vidéos, accompagnée de la bande sonore puissante d’Alain Lucien, à la musique lyrique ou narrative, la mise en scène de Guillaume Chouinard contribue à éclairer la proposition. Plusieurs passages sont particulièrement bien venus, comme lorsque Didier Lucien se glisse dans la robe et dans la voix d’une chanteuse, ou encore quand il décolle de Montréal enneigée pour atterrir à Port-au-Prince.

En fin de compte, un peu comme dans le cas d’un premier roman, tout cela constitue un spectacle inégal, mais personnel et attachant, entre rire et larmes, où l’auteur et interprète semble avoir voulu mettre tout ce qui lui emplissait depuis trop longtemps le cœur et l’esprit.

Ai-je du sang de dictateur ?

Texte et interprétation : Didier Lucien. Mise en scène : Guillaume Chouinard et Didier Lucien. Éclairages : Thomas Godefroid. Vidéo et animation : Éric Trottier. Bande sonore : Alain Lucien. Un spectacle parrainé par le Nouveau Théâtre expérimental. À l’Espace libre jusqu’au 11 février 2017.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.