Cette figure de style – une gradation –, à laquelle Sylvie Moreau recourt pour présenter son spectacle, me semble décrire avec une telle justesse son option dramaturgique qu’elle me pardonnera de la lui emprunter. Si la vision qu’elle nous offre nous paraît si séduisante, la structure qu’elle a retenue, si convaincante, c’est parce qu’elle ne prétend pas «adapter» la mythique œuvre fleuve sur laquelle tant d’adaptateurs sont venus s’échouer. Elle entre – et nous avec – dans la chambre de création avec cinq personnages centraux. Présentés par Jeanne, guide de ce musée imaginaire, ceux-ci nous joueront leur pantomime mondaine, chaque tableau étant encadré par les mots de la grande métaphore proustienne. Un choix pleinement autorisé par cette affirmation du maître: «J’ai mis toutes mes observations et ma mémoire dans mes personnages.»
La chambre, c’est-à-dire un lit, laboratoire de l’écriture et du rêve, source de lumineuse et irradiante blancheur. Et deux murs qui s’écarteront pour laisser entrer les personnages, comme si, venus de la grande scène extérieure, ils s’imposaient à l’attention du mondain ou comme s’ils se mettaient à incarner, au contraire, ses créatures de rêve. Sur les murs, quatre tableaux, des fenêtres, en fait, où surgiront les comédiens. Ils nous offriront une série de portraits animés d’une ironie grinçante que l’écrivain, couché au-dessous (Pascal Contamine), semblera écouter avec intérêt et amusement. Par la fente du mur, ils s’échapperont aussi sur la scène, en duo – ou duel –, en trio ou en quatuor.
Omnibus, on le sait, est une compagnie où l’esprit s’exprime par le corps. Aussi, c’est en de véritables chorégraphies que les interprètes, en costumes d’époque, se toisent, se croisent, s’affrontent. Pour son plus grand plaisir, le spectateur assiste à la danse nuptiale du baron de Charlus et de son giletier Lupien (Réal Bossé), après avoir applaudi au match de boxe, par salon interposé, entre l’inénarrable Mme Verdurin (Nathalie Claude) et l’acide duchesse de Guermantes (Isabelle Brouillette), en robes à tournure et aigrettes. Recréée par la musique de Ludovic Bonnier, la scène où ils miment la «sonate de Vinteuil», nous offre un petit moment de grâce. On les verra aussi en solo et, ici, il faut souligner, au sein d’une excellente distribution, la prestation de cet artiste de l’œillade et du «cambré» qu’est Jean Asselin, dans l’habit de l’équivoque baron. Caricature, certes, mais si juste. Seule, Céleste, humble mais intelligent témoin de cet homme «consumé» par son œuvre, échappe à la parodie, parce qu’elle appartient au réel.
Les personnages ne signifient rien sans le texte qui les a fait naître. Tous ces morceaux de bravoure ne tiennent que par la fulgurance des métaphores, que les fidèles du rite proustien accueillent avec un frémissement de plaisir. Ainsi, guidés par la voix de Jeanne, retrouvons-nous des thèmes familiers (les paradoxes de l’amour qui n’existe que dans l’absence, la puissance délicieuse de la douleur, les complications de la jalousie, les jouissances troubles du masochisme). Nous revisitons aussi des épisodes cultes du mémorial comme celui de la fameuse madeleine − qui n’était que du pain grillé −, ou le spectacle de la flagellation, avec le narrateur en voyeur. Sans compter des rappels de la vie de Proust, de la consommation de drogues et de médicaments au célèbre « questionnaire », qui nous vaut une suave scène fusion-effusion des personnages et de leur créateur.
Unissant le tout, dans une architecture musicale, s’impose le personnage Temps, le chef d’orchestre qui ouvre La Recherche et la referme, l’enfant dans son lit de Combray rejoignant l‘adulte endormi à jamais, une fois achevée sa métamorphose d’homme en roman. Sans doute, des critiques et des grincheux pourraient-ils dire que la simplification indispensable aux choix dramaturgiques, que la clarté même de la proposition de Sylvie Moreau enlève du mystère à cette œuvre indéfinissable et à ces personnages indéchiffrables. À tous les autres, on garantit 1h30 de plaisir en compagnie de Proust et de ses fantômes.
Texte et mise en scène: Sylvie Moreau. Scénographie: Sylvie Moreau et David Poisson. Éclairages: Mathieu Marcil. Musique: Ludovic Bonnier. Costumes: Charlotte Rouleau. Avec Jean Asselin, Réal Bossé, Isabelle Brouillette, Nathalie Claude et Pascal Contamine. Une production d’Omnibus. À Espace libre jusqu’au 18 mars 2017, puis du 21 février au 17 mars 2018.
Cette figure de style – une gradation –, à laquelle Sylvie Moreau recourt pour présenter son spectacle, me semble décrire avec une telle justesse son option dramaturgique qu’elle me pardonnera de la lui emprunter. Si la vision qu’elle nous offre nous paraît si séduisante, la structure qu’elle a retenue, si convaincante, c’est parce qu’elle ne prétend pas «adapter» la mythique œuvre fleuve sur laquelle tant d’adaptateurs sont venus s’échouer. Elle entre – et nous avec – dans la chambre de création avec cinq personnages centraux. Présentés par Jeanne, guide de ce musée imaginaire, ceux-ci nous joueront leur pantomime mondaine, chaque tableau étant encadré par les mots de la grande métaphore proustienne. Un choix pleinement autorisé par cette affirmation du maître: «J’ai mis toutes mes observations et ma mémoire dans mes personnages.»
La chambre, c’est-à-dire un lit, laboratoire de l’écriture et du rêve, source de lumineuse et irradiante blancheur. Et deux murs qui s’écarteront pour laisser entrer les personnages, comme si, venus de la grande scène extérieure, ils s’imposaient à l’attention du mondain ou comme s’ils se mettaient à incarner, au contraire, ses créatures de rêve. Sur les murs, quatre tableaux, des fenêtres, en fait, où surgiront les comédiens. Ils nous offriront une série de portraits animés d’une ironie grinçante que l’écrivain, couché au-dessous (Pascal Contamine), semblera écouter avec intérêt et amusement. Par la fente du mur, ils s’échapperont aussi sur la scène, en duo – ou duel –, en trio ou en quatuor.
Omnibus, on le sait, est une compagnie où l’esprit s’exprime par le corps. Aussi, c’est en de véritables chorégraphies que les interprètes, en costumes d’époque, se toisent, se croisent, s’affrontent. Pour son plus grand plaisir, le spectateur assiste à la danse nuptiale du baron de Charlus et de son giletier Lupien (Réal Bossé), après avoir applaudi au match de boxe, par salon interposé, entre l’inénarrable Mme Verdurin (Nathalie Claude) et l’acide duchesse de Guermantes (Isabelle Brouillette), en robes à tournure et aigrettes. Recréée par la musique de Ludovic Bonnier, la scène où ils miment la «sonate de Vinteuil», nous offre un petit moment de grâce. On les verra aussi en solo et, ici, il faut souligner, au sein d’une excellente distribution, la prestation de cet artiste de l’œillade et du «cambré» qu’est Jean Asselin, dans l’habit de l’équivoque baron. Caricature, certes, mais si juste. Seule, Céleste, humble mais intelligent témoin de cet homme «consumé» par son œuvre, échappe à la parodie, parce qu’elle appartient au réel.
Les personnages ne signifient rien sans le texte qui les a fait naître. Tous ces morceaux de bravoure ne tiennent que par la fulgurance des métaphores, que les fidèles du rite proustien accueillent avec un frémissement de plaisir. Ainsi, guidés par la voix de Jeanne, retrouvons-nous des thèmes familiers (les paradoxes de l’amour qui n’existe que dans l’absence, la puissance délicieuse de la douleur, les complications de la jalousie, les jouissances troubles du masochisme). Nous revisitons aussi des épisodes cultes du mémorial comme celui de la fameuse madeleine − qui n’était que du pain grillé −, ou le spectacle de la flagellation, avec le narrateur en voyeur. Sans compter des rappels de la vie de Proust, de la consommation de drogues et de médicaments au célèbre « questionnaire », qui nous vaut une suave scène fusion-effusion des personnages et de leur créateur.
Unissant le tout, dans une architecture musicale, s’impose le personnage Temps, le chef d’orchestre qui ouvre La Recherche et la referme, l’enfant dans son lit de Combray rejoignant l‘adulte endormi à jamais, une fois achevée sa métamorphose d’homme en roman. Sans doute, des critiques et des grincheux pourraient-ils dire que la simplification indispensable aux choix dramaturgiques, que la clarté même de la proposition de Sylvie Moreau enlève du mystère à cette œuvre indéfinissable et à ces personnages indéchiffrables. À tous les autres, on garantit 1h30 de plaisir en compagnie de Proust et de ses fantômes.
Dans la tête de Proust
Texte et mise en scène: Sylvie Moreau. Scénographie: Sylvie Moreau et David Poisson. Éclairages: Mathieu Marcil. Musique: Ludovic Bonnier. Costumes: Charlotte Rouleau. Avec Jean Asselin, Réal Bossé, Isabelle Brouillette, Nathalie Claude et Pascal Contamine. Une production d’Omnibus. À Espace libre jusqu’au 18 mars 2017, puis du 21 février au 17 mars 2018.