Critiques

Ivresse : Théâtre Facebook?

Rachel et Michel

Fidèles à leur mandat de questionner et réinventer les rapports entre la représentation théâtrale et les spectateurs, les Productions Quitte ou Double proposent, avec Ivresse, de l’auteur allemand Falk Richter (Dieu est un DJ, Sous la glace…), une expérience de théâtre immersif. Une œuvre touffue où l’on met en parallèle les effets pervers de la mondialisation économique, l’essor des nouvelles technologies et leurs retombées néfastes sur les relations affectives entre les êtres. Une sorte d’état des lieux des espoirs et déceptions à l’ère de Facebook et de l’individualisme forcené.

Rachel et Michel

Le tout se déroule dans un dispositif déstabilisant pour le public, intégré à l’aire de jeu des interprètes, qui s’adressent directement à lui, le prennent à témoin, l’interrogent… sans toujours attendre de réponse, demandent à l’un ou à l’autre de changer de place au gré des scènes. Des caméras qu’on déplace également, des micros, des écrans – de grandes bâches blanches – surplombant l’espace ouvert, un mini-trampoline, une guitare électrique contribuent à créer une fièvre grandissante. Celle-ci culminera dans une certaine cacophonie, avant l’installation d’un campement de type Occupy, où l’on a encore espoir de refaire le monde.

Dès l’entrée en salle, on nous invite à laisser manteaux et objets personnels au vestiaire. Chacun choisit sa place dans l’un des quatre cercles de chaises où évoluent les « figures-acteurs », trois femmes et deux hommes faisant office d’animateurs. On emprunte le cellulaire de l’un pour « liker » sa photo, on nous offre à lire un catalogue Ikea, une revue de mode. Dans le feu de l’action, chaque acteur devient personnage, dépositaire du texte où surabondent les questions, dans une suite de tableaux d’inégale longueur. Des couples insatisfaits se font face, multipliant les accusations et remises en cause de leurs sentiments, chaque individu, suspicieux, cherchant à combler ses besoins.

Rachel et Michel

Désarroi d’une génération

L’ambiance à la fête, de belles trouvailles ludiques, les jeux souvent physiques, provoquant les rires de l’assistance, sont mis en contraste avec les discours effrayés ou dénonciateurs devant la marche du monde. Les références à la grande finance, aux diktats imposés à tous par les puissants, à Donald Trump et sa clique, alternent avec des scènes où l’on se demande « comment tirer profit de notre relation en crise », l’amour devenu produit de marchandisation, de négociation. Comme si la logique économique avait contaminé jusqu’au plus intime des relations humaines, notamment à travers les réseaux sociaux où la représentation de soi, virtuelle, se heurte à la vie réelle au quotidien.

Il ressort de l’ensemble une impression de grand désarroi devant tant de désirs inassouvissables. Quand un psy manipulateur en profite à son tour pour tirer tout le jus possible, monétaire bien sûr, d’un couple en détresse, quand une jeune femme s’adresse à son père pour réclamer un héritage, en termes de valeurs humaines, qu’elle n’a pas reçu, on comprend que rien n’est simple pour cette génération troublée. La fin du spectacle, ce campement où l’on évoque une révolution et l’établissement d’un nouveau paradigme social, dénonçant l’Église catholique et le néolibéralisme, paraît quelque peu naïve, voire superficielle.

Le jeu des interprètes se tient dans un style performatif, sans trop de profondeur, hormis chez Alexis Lefebvre, qui brûle les planches avec un charisme certain, particulièrement inspiré. Les éléments technologiques qui encombrent la scène paraissent quelque peu excessifs. Le public, s’il embarque et sourit à plusieurs reprises, happé par des réflexions qui portent, demeure en partie dubitatif devant une démonstration peut-être trop volontaire.

Ivresse

Texte : Falk Richter. Traduction et adaptation, conception vidéo et régie : Jean-François Boisvenue. Mise en scène : Mireille Camier. Scénographie : Julie-Ange Breton. Conseil à l’expérience-spectateur : Emmanuel Jouthe. Assistance, supervision musicale, piano et régie : Natasha P. Musique originale : Maëva Clermont. Avec Sarianne Cormier, Nicolas Labelle, Catherine-Audrey Lachapelle, Nico Lagarde et Alexis Lefebvre. Une production des Productions Quitte ou Double, présentée au Théâtre La Chapelle jusqu’au 18 mars 2017.