Critiques

Clean Slate : Table rase à Londres

© Lidia Crisafulli

«Anyways, I’ve been sucking dicks to distance myself for as long as I can remember». Voilà comment sonnent les mots crus et la langue décomplexée de Catherine Chabot sur la petite scène du Courtyard Theatre de Londres ces jours-ci. Initiée par de jeunes actrices québécoises vivant à Londres, Vanessa Labrie et Kathleen Glynn, cette production toute britannique de Table rase, sous le titre de Clean Slate, se montre très fidèle à l’esprit de la production originale, avec une équipe d’actrices au jeu désarmant de vérité.

Lidia Crisafulli

Lauréat aux Prix de la critique 2016, le texte avait provoqué une onde de choc à sa création, causant la surprise avec ses dialogues hyperréalistes, ses répliques crues et son regard perçant sur un groupe d’amies tissées serrées qui se parlent dru, arrosant la conversation d’une quantité astronomique de vodka et de vin rouge. Une tablée festive dont les conversations, évoquant d’abord une sexualité assumée et explicite, arpentent peu à peu des territoires psychologiques, existentialistes et philosophiques. Tout y passe : relations de couple, polyamour et explosion des cadres sociaux, absurdité de la vie, peur de la mort, échec des utopies et sentiment d’inadéquation dans un monde qui court vers sa perte.

Femmes libérées

Dans une tradition toute québécoise de théâtre de cuisine, où les vérités se disent à table, Table rase peut aussi être vu comme un théâtre au féminin qui suit les traces de Tremblay en mettant en scène des femmes libérées qui explosent de colère et portent une parole forte. C’est aussi un portrait de génération (les fameux millénariaux), et une pièce structurée comme un rituel, lequel s’achèvera comme il se doit dans une acceptation de la finitude annoncée.

Lidia Crisafulli

Il y a donc un haut degré de québécitude dans cette Table rase, populaire auprès d’un public québécois relativement jeune qui vivait un puissant sentiment d’identification. Mais l’écriture de Catherine Chabot et du Collectif Chiennes ne saurait être réduite à sa québécitude et, sans surprise, le cocktail hyperréaliste et hyperfestif de Clean Slate a le même effet sur une petite scène londonienne. Dans un anglais tout aussi décomplexé, particulièrement libre et fluide, mâtiné du délicieux accent britannique, l’équipe du Trip & Guts Theatre crée la surprise, puis le rire, puis une forme de catharsis, quand le rituel se déploie et délie les passions enfouies.

Sachant aussi l’intérêt que porte le public québécois pour les dramaturgies britanniques contemporaines, à commencer par celles de Martin McDonagh (The Pillowman) ou Mike Bartlett (Cock), tissées d’un réalisme assez apparenté, pas le choix de constater que nos cultures théâtrales sont plus proches qu’il n’y paraît. Grâce à la traduction très alerte de Kathleen Glynn et Vanessa Labrie, la langue québécoise se transpose naturellement dans un contexte anglais, sans y perdre une seule subtilité et sans subir la moindre décoloration. Mais plus intéressant encore : l’anglais vernaculaire y gagne en intensité, par le biais d’une émotivité à la québécoise, qui n’existe évidemment pas de manière aussi affirmée dans les dramaturgies anglaises mettant en scène le même type de slang.

Américaines et britanniques

Ceci dit, cette écriture réaliste aux contours spontanés et intempestifs doit bénéficier d’un jeu d’acteur très preste et d’une incarnation très à fleur de peau pour que la magie prenne. Le groupe d’actrices réunies par Glynn et Labrie maîtrise pleinement la partition, créant un déroutant effet d’américanité tout en continuant d’incarner le flegme britannique. Les deux actrices québécoises de la production y excellent évidemment, mais le reste de la troupe n’a rien à leur envier.

Lidia Crisafulli

Saluons donc l’initiative de cette compagnie qui, même avec des moyens modestes dans un petit théâtre indépendant de Shoreditch, fait un important de travail de mise en lumière de la dramaturgie québécoise à Londres. Qui plus est, en choisissant des textes d’auteurs émergents et des textes plutôt corsés (ils ont aussi monté Tranche-cul de Jean-Philippe Baril Guérard sous le titre de Cut Throat), ils mettent en lumière une jeune dramaturgie qui a encore peu de rayonnement international et qui le mérite bien.

Clean Slate

Texte : Catherine Chabot, en collaboration avec le Collectif Chiennes. Traduction : Kathleen Glynn et Vanessa Labrie. Mise en scène : Deborah Kearne. Avec Asha Cluer, Lauren Douglin, Clara Emanuel, Kathleen Glynn, Vanessa Labrie et Hannah Wilder. Une production du Trip & Guts Theatre. Au Courtyard Theatre (Londres) jusqu’au 13 juillet 2017.

Philippe Couture

À propos de

Critique de théâtre, journaliste et rédacteur web travaillant entre Montréal et Bruxelles, Philippe Couture collabore à Jeu depuis 2009. En plus de contribuer au Devoir, à des émissions d’ICI Radio-Canada Première, au quotidien belge La Libre et aux revues Alternatives Théâtrales et UBU Scènes d’Europe, il est l’un des nouveaux interprètes du spectacle-conférence La Convivialité, en tournée en France et en Belgique.