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Fanny Britt : l’art, le désir et la solidarité

Julie Artacho

L’édition 2017 de Dramaturgies en Dialogue, un événement présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui par le Centre des auteurs dramatiques, permettra notamment de découvrir deux pièces états-uniennes. L’une de Christopher Chen, né à San Francisco d’un père chinois et d’une mère américaine, et l’autre de Caridad Svich, née à Philadelphie de parents cubains, argentins, espagnols et croates.

La pièce de Caridad Svich, Gertie et Alice à la mer (Tu es pour moi), qui sera mise en lecture par Brigitte Haentjens, a été traduite par Fanny Britt, qui résume ainsi l’intrigue: «Dans une maison isolée au cœur d’une planète dévastée par les guerres et l’inconscience écologique, Gertie et Alice, deux amoureuses au passé riche et au présent de plus en plus brumeux, voient se désintégrer le monde qui les entoure. Elles sont à la fois impuissantes et foncièrement subversives.»

Jody Christopherson

Mémoire collective

Les personnages, plus ou moins inspirés par les figures mythiques de Gertrude Stein et Alice B. Toklas, reçoivent dans leur jardin des amies, artistes ou observatrices du monde. «Il y a Emily, explique Britt, la peintre qui ne peint plus, et Phoebe, la pessimiste. Ensemble elles tentent de résister aux assauts de l’âme et du temps. Lyrique et concrète à la fois, la pièce est traversée de la prose de Stein, mais tient aussi quelque chose de Beckett, dans sa rythmique hachurée et son refus du réalisme plat.»

Il est largement question de mémoire, de vérité et d’illusion, mais le vrai sujet de la pièce pourrait bien être la chute des idéaux. «Gertie est vieillissante, et son esprit se perd sans cesse dans les dédales de ses souvenirs, de ses fantasmes et de ses espoirs, explique Britt. Elle ne sait pas toujours si ce qu’elle raconte provient de son passé ou de son imaginaire. Alice et les autres femmes ont les pieds plus enracinés dans le réel, mais le réel lui-même a perdu toute forme de sens, du moins, en comparaison avec les rêves de liberté qu’elles ont entretenus.»

Pensée intérieure

Tout en reconnaissant que la pièce présente peu de liens avec son univers, qu’elle considère plus «concret», l’auteure, dont le prochain texte s’inspirera tout de même des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, avoue qu’elle est sensible à l’écriture «à la fois lyrique et rugueuse» de Svich: «Elle adopte un parti pris pour l’art, le désir et la solidarité, mais jamais de manière frontale. Tout s’inscrit plutôt dans le filon de la pensée intérieure, de ces forces secrètes qui guident les pas de ces femmes.»

Fanny Britt estime qu’il y a dans le théâtre féminin actuel aux États-Unis «un mouvement d’œuvres moins ancrées dans le réalisme, plus intéressées par les dimensions symboliques et poétiques des récits»: «Je pense à Sarah Ruhl et à Sheila Callaghan, par exemple. La pièce de Caridad Svich, bien que différente de celles de ces auteures, partage avec elles une envie de décloisonner les narrativités théâtrales.»

Gertie et Alice à la mer (Tu es pour moi)

Texte: Caridad Svich. Traduction de Gertie and Alice by the Sea (You are to me): Fanny Britt. Mise en lecture: Brigitte Haentjens. Avec Florence Blain Mbaye, Lise Castonguay, Sylvie Drapeau, Danièle Panneton et Christiane Pasquier. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, à l’occasion de Dramaturgies en Dialogue, le 25 août 2017.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.