Critiques

Des pieds et des mains : Corps social

© Marc-Antoine Zouéki

Le plus récent opus du Théâtre Ébouriffé est aussi son dernier puisque la compagnie cesse ses activités après une décennie pendant laquelle cinq créations auront été présentées aux enfants d’ici et d’ailleurs. Maintenant codirectrice du Carrousel avec Gervais Gaudreault, Marie-Ève Huot tourne la page en donnant naissance à Des pieds et des mains, un spectacle pour les 6 à 12 ans qui «pose un regard ludique sur les différences physiques, en lien avec les iniquités sociales».

Les deux font la paire

D’abord, les personnages incarnés par Maude Desrosiers et Joachim Tanguay constatent leur différence, leur singularité, ou si vous préférez leur handicap. Elle n’a qu’une main. Lui n’a qu’un pied. Dans un monde où les choses vont souvent par deux, l’ingénieux tandem ne fait ni une ni deux, se retrousse les manches et met sur pied… une fabrique de pieds et de mains. Bientôt, pour répondre à la demande, ils offriront des oreilles, des nez, des bras…

Marc-Antoine Zouéki

Pendant 40 minutes, les personnages défilent, les membres apparaissent et les voix surgissent. Il y a ce superbe ballet de mains virevoltant dans la lumière. Puis ces étonnants échanges entre une Sourde oreille, une Femme sans nez et un Pied mariton. Il faut voir les comédiens faire dialoguer, à l’aide des éclairages, le haut et le bas de leur corps. Ludiques, imaginatifs, usant habilement des ombres chinoises et d’une bande sonore parsemée d’intrigants cliquetis, les brefs tableaux sont aussi simples qu’efficaces.

Efficacité et rentabilité

Quand arrive l’Homme sans bras, le spectacle porté par l’imaginaire et la poésie de Martin Bellemare prend une tournure plus grave, abordant la question de l’exclusion sociale. Vétéran d’une quelconque guerre, mendiant, rejeté par sa société, pour ainsi dire prisonnier de son corps, le personnage interprété par Philippe Robert suscite les soupçons des forces de l’ordre. Les policiers sont tracassés: comment l’homme a-t-il posé devant lui ce verre de carton? Et comment va-t-il le récupérer?

Marc-Antoine Zouéki

L’autre question qui chicote les enquêteurs, c’est celle de la rentabilité. Pourquoi les administrateurs de la fabrique de pieds et de mains tiennent-ils à se faire payer en fleurs, et qui plus est en fleurs «qui poussent à l’intérieur»? Le spectacle aborde ainsi les rapports pour le moins préoccupants entre santé et capitalisme. Quand débarque l’Homme normal, lui aussi interprété avec brio par Philippe Robert, un personnage qui réclame qu’on lui greffe des organes en plus, ou qu’on lui en fournisse au cas ou il perdrait ceux qu’il possède déjà, on pense inévitablement au posthumanisme.

On dit souvent que la société est comparable à un corps, un organisme. Ne faudrait-il pas alors s’assurer que chacune de ses parties reçoive les mêmes chances, que chaque organe puisse jouer son rôle crucial? Permette à tous les membres d’une société de s’accomplir et de rendre à la communauté, peu importe leur singularité, peu importe leur handicap, voilà la vision que le spectacle offre à son jeune public. Un message inspirant que renforce l’émouvante exposition du photographe Nicolas Lévesque accompagnant la représentation.

Des pieds et des mains

Texte: Martin Bellemare. Mise en scène: Marie-Eve Huot. Scénographie et objets: Patrice Charbonneau-Brunelle. Éclairages: Dominique Gagnon. Musique: Larsen Lupin. Costumes: Elen Ewing. Avec Maude Desrosiers, Philippe Robert et Joachim Tanguay. Une production du Théâtre Ébouriffé, en collaboration avec le Carrousel. À la Maison Théâtre jusqu’au 5 novembre 2017. À l’Arrière Scène (Belœil) du 3 au 7 décembre 2017. Au Théâtre Léonard Saint-Laurent (Sherbrooke) les 25 et 26 mars 2018. Au Théâtre des Deux Rives (Saint-Jean-sur-Richelieu) le 28 mars 2018. Au Théâtre du Vieux-Terrebonne les 17 et 18 avril 2018.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.