Critiques

Un si gentil garçon : Retour du refoulé

© Robert Etcheverry

Les créateurs de ce spectacle coup de poing, Denis Lavalou, directeur du Théâtre Complice, et Cédric Dorier, directeur artistique de la compagnie suisse les Célébrants, ne se doutaient sans doute pas, au moment d’amorcer cette adaptation théâtrale d’un roman implacable de l’Espagnol Javier Gutiérrez, paru en 2012, qu’ils colleraient à ce point à l’actualité. En marge des scandales sexuels qui continuent de faire les manchettes, ils nous proposent une réflexion profonde sur les répercussions désastreuses qui bouleversent les vies des victimes d’abus.

Robert Etcheverry

Des abus qui, ici, bien qu’ils se soient déroulés il y a vingt ans, à la fin des années 1990, et bien que les victimes elles-mêmes n’en aient gardé que peu ou pas de souvenirs, n’en étaient pas moins terribles. Pour quatre amis, jeunes universitaires à l’époque, qui avaient formé un groupe de rock prometteur, les choses ont basculé au hasard de mauvaises rencontres, marquées par l’alcool et les drogues, dont le Rohypnol, aussi appelé «drogue du viol». Quinze ans plus tard, alors que le personnage principal revient d’un exil volontaire aux États-Unis, les bribes du passé qu’il a voulu oublier vont peu à peu remonter à la surface, à la suite d’une rencontre fortuite dans une rue de Madrid.

L’adaptation que Lavalou a conçue à partir du roman, qu’il a dû élaguer bien sûr, respecte la construction chaotique de celui-ci, où les informations nous sont livrées au compte-gouttes, dans une ambiance de plus en plus tendue. Rubén, autrefois surnommé Polo par ses copains, a dressé un mur d’oubli entre son présent d’employé de banque bien mis, lui qui avait juré qu’il ne se résignerait jamais à ce type d’emploi, et le jeune musicien passionné qu’il a été. Cependant, des difficultés sexuelles l’amènent chez un psychologue, où vont surgir des souvenirs troubles, alors que sa relation conjugale vacille. Jusqu’à ce qu’éclate l’horrible vérité.

Robert Etcheverry

Faisant appel à divers médiums scéniques, le metteur en scène, qui signe aussi la scénographie, réussit à évoquer plusieurs lieux sur différents niveaux, les personnages passant d’une aire de jeu à l’autre, comme ils glissent d’une époque à une autre. Trois musiciens sur scène nous replongent dans les musiques pour lesquelles le groupe se passionnait jadis, de Tricky ou Jane’s Addiction à Nirvana, donnant une assise bien concrète au récit. Sur un écran en fond de scène apparaissent toutes sortes de jeux visuels en mouvement, créés en direct par la performeuse Manon De Pauw à partir de liquide, de fumée, de poudre blanche, de papier ou de plastique, images d’une grande pertinence, en lien avec les actions et les paroles prononcées.

Enfin, la distribution est portée par un bel ensemble, dominé par Cédric Dorier, qui incarne un Polo-Rubén déchiré entre son désir de se contrôler, sa quête de la vérité et sa peur de l’affronter: le jeu de l’acteur, fortement investi, traverse toute une gamme d’émotions, de ruptures de tons, dans une montée dramatique qui ne se dément pas. Voilà la production d’une grande cohérence d’une œuvre nécessaire.

Un si gentil garçon

D’après le roman de Javier Gutiérrez, traduit en français par Isabelle Gugnon. Texte, mise en scène et scénographie: Denis Lavalou. Images: Manon De Pauw. Musique: Jérémi Roy. Son: Julien Éclancher. Éclairages: Stéphane Ménigot. Costumes: Marianne Thériault. Maquillages et coiffures: Katrine Zingg. Avec Jean-François Blanchard, Cédric Dorier, Manon De Pauw, Joëlle Fontannaz, Hubert Proulx et Ines Talbi. Musiciens: Daniel Baillargeon, William Côté et Jérémi Roy. Une coproduction du Théâtre Complice, des Célébrants et du Théâtre du Grütli. À l’Usine C jusqu’au 18 novembre 2017. À la Grange de Dorigny (Lausanne) du 28 au 30 mars 2018. Au Théâtre du Grütli (Genève) du 5 au 15 avril 2018. Au Théâtre du Crochetan (Monthey) le 18 avril 2018.