À quelques jours près, cette première de Dans la solitude des champs de coton arrive 31 ans après la création de la pièce, le 27 janvier 1987 au Théâtre de Nanterre-Amandiers. Patrice Chéreau mettait en scène Isaac de Bankolé dans le rôle du Dealer et Laurent Malet dans celui du Client. Quelques années plus tard, quand Chéreau reprend le rôle du Dealer, il se brouille avec Koltès, qui tenait expressément à ce que ce personnage soit interprété par un comédien noir. Dans toutes les pièces de Bernard-Marie Koltès, un rôle est réservé à un comédien «issu de la diversité», comme on ne disait pas encore à l’époque.
Depuis la mort de l’auteur, ses dernières volontés sont passées à la trappe. Ainsi, parmi la trentaine de mises en scène qui en ont été faites, on a vu sa pièce interprétée par deux femmes, Anne Alvaro et Audrey Bonnet, dans la mise en scène de Roland Auzet, présentée au Théâtre Prospero la saison dernière, et, plus récemment, dans la proposition de Charles Berling, le Dealer était interprété par une actrice noire, alors que Berling jouait le Client…
Brigitte Haentjens est une familière de l’univers koltésien: elle a fait deux mises en scène de La Nuit juste avant les forêts, elle a également monté Combat de nègre et de chiens au TNM, avant de s’attaquer à Dans la solitude des champs de coton. Koltès, si dense, si mystérieux qu’on éprouve le désir d’y revenir… Comme Chéreau, Haentjens a choisi un dispositif bifrontal, dessinant une arène, un ring, un terrain pour l’affrontement. Koltès disait que ces pièces ne pouvaient pas être jouées dans un théâtre à l’italienne.
Entre chien et loup, à cette heure sauvage où rôdent les hommes et les animaux, deux hommes se croisent, sur un trajet qui va d’une lumière à une autre lumière. Dealer et Client, ils ont une transaction à mener, dont l’objet n’est pas nommé. Produits illicites, sexe ou autre? Ce n’est pas important, ce qui l’est, c’est la relation marchande qui s’installe, entre celui qui possède et celui qui désire. Le Dealer offre quelque chose à un Client qui n’en veut pas: la définition de l’amour selon Koltès.
Dans une ambiance sourde, créée par l’environnement sonore de Bernard Falaise qui apporte un sentiment d’étrangeté et d’oppression, le texte, écrit en longs monologues, se déroule en une spirale implacable et se déploie dans l’espace, porté par des acteurs qui le subliment. En costume sombre et négligé, Hugues Frenette est le Dealer. Il le joue solide, se laissant à peine perturber par la fragilité nerveuse du Client. Vêtu d’un pantalon trop court, pieds nus dans ses chaussures, Sébastien Ricard compose un Client évoluant par grandes embardées, à la fois inquiétant et désespéré, aérien et volubile, alors que le Dealer est plus terrien, plus ancré dans sa réalité. Les deux personnages se heurtent, se bousculent, se poursuivent, se harcèlent. Traçant de grands cercles concentriques, ils s’approchent, mais pas trop près, puis s’éloignent, mais pas si loin. On sent que la violence affleure et se retient, s’évanouit dans un geste contenu, une main qui s’ouvre en signe de conciliation. Un jeu d’attraction et de répulsion, un pas de deux réglé comme une chorégraphie.
Grâce à cette intelligence du texte qui est la sienne, Brigitte Haentjens le fait entendre avec une clarté rarement atteinte, son travail sur le corps le donne à voir, littéralement. Les deux comédiens font corps avec les mots de Koltès, ils en sont habités, imprégnés avec une magnifique intensité. Au cœur de cette joute verbale, une main posée sur une épaule raconte l’ouverture ou le rejet, une posture chancelante, sur un pied et les bras tendus, la perte de repères ou la vulnérabilité à découvert. Radicale, cette proposition est un pur objet de théâtralité. Quand la beauté de la langue rencontre la beauté du geste. Car, comme le disait Koltès, la dernière morale qui nous reste est celle de la beauté.
Texte: Bernard-Marie Koltès. Mise en scène: Brigitte Haentjens. Dramaturgie: Mélanie Dumont. Scénographie: Anick La Bissonnière. Éclairages: Alexandre Pilon-Guay. Costumes: Julie Charland. Musique: Bernard Falaise. Maquillages: Angelo Barsetti. Collaboration au mouvement: Mélanie Demers et Anne-Marie Jourdenais. Avec Hugues Frenette et Sébastien Ricard. Une coproduction de Sibyllines et du Théâtre français du CNA. À l’Usine C jusqu’au 10 février 2018, puis au Centre national des Arts du 21 au 24 février 2018. À la Caserne Dalhousie, à l’occasion du Carrefour international de théâtre, du 24 au 27 mai 2018.
À quelques jours près, cette première de Dans la solitude des champs de coton arrive 31 ans après la création de la pièce, le 27 janvier 1987 au Théâtre de Nanterre-Amandiers. Patrice Chéreau mettait en scène Isaac de Bankolé dans le rôle du Dealer et Laurent Malet dans celui du Client. Quelques années plus tard, quand Chéreau reprend le rôle du Dealer, il se brouille avec Koltès, qui tenait expressément à ce que ce personnage soit interprété par un comédien noir. Dans toutes les pièces de Bernard-Marie Koltès, un rôle est réservé à un comédien «issu de la diversité», comme on ne disait pas encore à l’époque.
Depuis la mort de l’auteur, ses dernières volontés sont passées à la trappe. Ainsi, parmi la trentaine de mises en scène qui en ont été faites, on a vu sa pièce interprétée par deux femmes, Anne Alvaro et Audrey Bonnet, dans la mise en scène de Roland Auzet, présentée au Théâtre Prospero la saison dernière, et, plus récemment, dans la proposition de Charles Berling, le Dealer était interprété par une actrice noire, alors que Berling jouait le Client…
Brigitte Haentjens est une familière de l’univers koltésien: elle a fait deux mises en scène de La Nuit juste avant les forêts, elle a également monté Combat de nègre et de chiens au TNM, avant de s’attaquer à Dans la solitude des champs de coton. Koltès, si dense, si mystérieux qu’on éprouve le désir d’y revenir… Comme Chéreau, Haentjens a choisi un dispositif bifrontal, dessinant une arène, un ring, un terrain pour l’affrontement. Koltès disait que ces pièces ne pouvaient pas être jouées dans un théâtre à l’italienne.
Entre chien et loup, à cette heure sauvage où rôdent les hommes et les animaux, deux hommes se croisent, sur un trajet qui va d’une lumière à une autre lumière. Dealer et Client, ils ont une transaction à mener, dont l’objet n’est pas nommé. Produits illicites, sexe ou autre? Ce n’est pas important, ce qui l’est, c’est la relation marchande qui s’installe, entre celui qui possède et celui qui désire. Le Dealer offre quelque chose à un Client qui n’en veut pas: la définition de l’amour selon Koltès.
Dans une ambiance sourde, créée par l’environnement sonore de Bernard Falaise qui apporte un sentiment d’étrangeté et d’oppression, le texte, écrit en longs monologues, se déroule en une spirale implacable et se déploie dans l’espace, porté par des acteurs qui le subliment. En costume sombre et négligé, Hugues Frenette est le Dealer. Il le joue solide, se laissant à peine perturber par la fragilité nerveuse du Client. Vêtu d’un pantalon trop court, pieds nus dans ses chaussures, Sébastien Ricard compose un Client évoluant par grandes embardées, à la fois inquiétant et désespéré, aérien et volubile, alors que le Dealer est plus terrien, plus ancré dans sa réalité. Les deux personnages se heurtent, se bousculent, se poursuivent, se harcèlent. Traçant de grands cercles concentriques, ils s’approchent, mais pas trop près, puis s’éloignent, mais pas si loin. On sent que la violence affleure et se retient, s’évanouit dans un geste contenu, une main qui s’ouvre en signe de conciliation. Un jeu d’attraction et de répulsion, un pas de deux réglé comme une chorégraphie.
Grâce à cette intelligence du texte qui est la sienne, Brigitte Haentjens le fait entendre avec une clarté rarement atteinte, son travail sur le corps le donne à voir, littéralement. Les deux comédiens font corps avec les mots de Koltès, ils en sont habités, imprégnés avec une magnifique intensité. Au cœur de cette joute verbale, une main posée sur une épaule raconte l’ouverture ou le rejet, une posture chancelante, sur un pied et les bras tendus, la perte de repères ou la vulnérabilité à découvert. Radicale, cette proposition est un pur objet de théâtralité. Quand la beauté de la langue rencontre la beauté du geste. Car, comme le disait Koltès, la dernière morale qui nous reste est celle de la beauté.
Dans la solitude des champs de coton
Texte: Bernard-Marie Koltès. Mise en scène: Brigitte Haentjens. Dramaturgie: Mélanie Dumont. Scénographie: Anick La Bissonnière. Éclairages: Alexandre Pilon-Guay. Costumes: Julie Charland. Musique: Bernard Falaise. Maquillages: Angelo Barsetti. Collaboration au mouvement: Mélanie Demers et Anne-Marie Jourdenais. Avec Hugues Frenette et Sébastien Ricard. Une coproduction de Sibyllines et du Théâtre français du CNA. À l’Usine C jusqu’au 10 février 2018, puis au Centre national des Arts du 21 au 24 février 2018. À la Caserne Dalhousie, à l’occasion du Carrefour international de théâtre, du 24 au 27 mai 2018.