Critiques

La cartomancie du territoire : Sur la route

© Maxime Côté

Après s’être intéressé à la Palestine et à la République Démocratique du Congo, jusqu’à aller à la rencontre de celles et ceux qui habitent ces régions du monde, en observant leurs conditions de vie, les terribles impacts de l’occupation ou encore ceux du capitalisme sur leurs existences souvent en lambeaux, Philippe Ducros semble maintenant plus enclin à se pencher sur le sort des gens avec qui il partage un territoire.

Ainsi, après Eden Motel, où il abordait les paradoxes de l’Amérique du Nord, aussi riche que malheureuse, voilà que l’auteur, metteur en scène et comédien entreprend un road trip hivernal sur la 132 et la 138 afin de sillonner les terres des onze nations autochtones du Québec. Composé de témoignages et de réflexions, de poésie et de politique, La cartomancie du territoire dresse un attentif portrait de la situation. Il y a les statistiques et les lois, le passé, accablant, révoltant, mais également, et peut-être même surtout, le présent et le futur, la force vive de ces cultures qu’on n’a pas réussi à exterminer; en somme, quelques raisons d’espérer.

Dans le texte, publié chez Atelier 10, une multitude de sujets cruciaux sont abordés en vrac : génocide culturel, taux de suicide, toxicomanie, criminalité, alcoolisme, femmes disparues, racisme, environnement, ressources naturelles, éducation, système carcéral, spiritualité… S’il est un thème fondamental, éminemment rassembleur, qui supporte le spectacle, un concept qui devrait d’ailleurs être au cœur de toutes nos discussions intimes et collectives, tous nos remue-méninges à propos du vivre ensemble, c’est celui du bien commun : « À travers leur combat, c’est notre survie à tous qui se joue. La protection du bien commun, de la beauté, la décolonisation de notre pensée, l’appropriation de notre destinée, de la langue qui l’imagine et la transmet, et du territoire qui la porte. »

© Maxime Côté

Pour « quitter l’autoroute des lieux communs », pour « entrer dans le territoire de la mémoire, sonder sa complexité, et apaiser sa douleur », Ducros donne la parole à plusieurs représentants des Premières Nations, les femmes et les hommes qu’il a croisés sur son chemin. Leurs propos, leurs langues et leurs chants sont portés sur scène par Marco Collin et Kathia Rock. Quant à Philippe Ducros, qui tient ici son propre rôle, sa posture s’apparente à celle d’Annabel Soutar dans les spectacles de Porte Parole, à l’exception près que le directeur artistique des Productions Hôtel-Motel ne prétend à aucune objectivité. Son parti pris envers les Autochtones est sans ambiguïté. Si bien qu’on se dit parfois qu’un brin de retenue, certainement dans le jeu, ou encore dans les envolées poétiques, aurait laissé au spectateur plus d’espace pour ressentir ou déduire par lui-même.

Reste qu’il y a dans ce texte des pages sublimes dont on ne résiste pas à la tentation de vous offrir un extrait : « Le processus de reconstruction est commencé. Notre âme existe encore. Elle a dû monter loin, plus loin encore que le train de Schefferville, elle est descendue sous le mercure des bassins hydroélectriques, mais elle ne s’est pas noyée. […] L’âme des caribous, le chant des ancêtres, l’alphabet de la scapulomancie et les cris de bonheur de nos mères à la naissance, tout ça s’y est réfugié. Les Béothuks aussi y sont descendus, au fond du cratère. Ils en gardent l’entrée, protègent la mémoire au cœur du pergélisol. Ils attendent le retour des migrations et du bon sens. Ils existent. On existe. Demain, après-demain, après les guerres, on sera encore là. Debout. Fiers. Sous la Lune. »

L’objet scénique, d’une appréciable sobriété, a peu de théâtralité à offrir, certes, mais il accorde tout de même plusieurs raisons de s’extasier sur la beauté de notre province. Les images d’Éli Laliberté, projetées sur toute la longueur de la salle par Thomas Payette et Antonin Gougeon, sont à couper le souffle. On y voit les éléments se déchaîner, les arbres souverains, les terres coupées à blanc, les routes sans fin et les dépanneurs esseulés, autant de splendeur que de désespérance, et puis finalement les visages des hommes et des femmes de tous âges que le créateur a rencontrés. Dans leurs regards, on aperçoit quelque chose qui scintille, peut-être bien l’espoir d’un avenir meilleur.

© Maxime Côté

La cartomancie du territoire

Texte et mise en scène : Philippe Ducros. Traduction vers l’innu-aimun : Bertha Basilish et Evelyne St-Onge. Éclairages : Thomas Godefroid. Images : Éli Laliberté. Vidéo : Thomas Payette et Antonin Gougeon (HUB Studio). Musique : Florent Vollant. Son : Larsen Lupin. Avec Marco Collin, Phillipe Ducros et Kathia Rock. Un spectacle des Productions Hôtel-Motel. À Espace Libre jusqu’au 7 avril 2018.

Christian Saint-Pierre

Critique de théâtre, on peut également le lire dans Le Devoir et Lettres québécoises. Il a été rédacteur en chef et directeur de JEU de 2011 à 2017.