Critiques

Le nom : Économie de mots

Isabel Rancier

En Norvège, son pays d’origine, Jon Fosse est une vedette. Auteur d’une quarantaine de pièces de théâtre et d’une quinzaine de romans, de poésie et de contes pour enfants, il a reçu des dizaines de prix. Sa pièce Le nom, un drame familial écrit en 1995, fait partie de ses œuvres les plus réalistes. De nombreux metteurs en scène s’en sont saisis, notamment le renommé Thomas Ostermeier. On ne peut donc que se réjouir que le Théâtre Prospero ait décidé de faire retentir ses mots, sous la direction de Dominique Leduc.

Isabel Rancier

L’intérêt de cette pièce ne réside pas dans l’histoire – une adolescente sur le point d’accoucher qui, après une très longue absence, rend visite à ses parents avec celui que l’on suppose être le père de l’enfant – mais dans la manière dont Fosse traduit l’incapacité des personnages à avoir une prise sur leur existence, et à exprimer ce qui, somme toute, les dépasse. Ainsi, les six protagonistes usent-ils de phrases simples et courtes souvent inachevées, et de répétitions, le tout entrecoupé de longs silences durant lesquels ils semblent renvoyés à leur solitude fondamentale, et qui en disent long sur leur sentiment d’égarement.

Peut-être est-ce parce qu’il a grandi dans un village isolé au cœur d’un fjord que Fosse appréhende si viscéralement la solitude et l’angoisse existentielles qui caractérisent notre espèce. Le paysage environnant et les éléments naturels, incléments, ont d’ailleurs une grande place dans Le nom, où les personnages ne cessent de mentionner le froid, la pluie et le vent qui sévissent à l’extérieur, et sont évoqués à la fois par le décor de Jean Bard et la bande sonore d’Éric Forget. La difficulté des personnages à communiquer entre eux est ce qui frappe de prime abord, puis on réalise qu’il y a autre chose: ils ne s’écoutent pas, car ils savent déjà ce que l’autre va dire. Un constat encore plus vertigineux et déprimant: sommes-nous tous des disques rayés radotant les mêmes banalités à l’infini, fondamentalement incapables de verbaliser ce qui nous habite?

Isabel Rancier

La pièce se construit autour de ce qui n’est pas dit. Ainsi, toutes les questions que peut se poser le spectateur au sujet des personnages, de leur histoire, de leurs motivations, seront laissées sans réponses. Peu importe, car ce que Fosse veut démontrer, c’est que le langage ne peut rendre compte de la réalité et de la difficulté d’être. La mise en scène de Dominique Leduc laisse toute la place à ces silences qui constituent le cœur de la pièce. On note que l’accent a été mis sur le travail corporel, afin de rendre compte de l’inconfort des personnages et de procurer une impression de flottement, d’incertitude, de malaise.

Selon les personnages, le désarroi et l’impuissance peuvent se traduire par de la colère, de la résignation ou de l’indifférence, mais tous ont un désir omniprésent de s’abstraire du réel: que ce soit pour aller dormir, se reposer, se promener ou faire une course, ils ne cessent de s’éclipser tandis que ceux qui restent s’interrogent sur leur absence. La scénographie et la mise en scène rendent bien compte de cet état de mouvement perpétuel et les jeux d’ombre et de lumière semblent nous dire qu’il existe une réalité qui échappe à notre perception, intangible, mais dont nous avons pourtant l’intuition.

Le nom

Texte: Jon Fosse. Traduction: Terje Sinding. Mise en scène: Dominique Leduc. Conseil dramaturgique et assistance: Myriam Stéphanie Perraton-Lambert. Scénographie: Jean Bard. Son: Éric Forget. Costumes: Linda Brunelle. Éclairages: Cédric Delorme-Bouchard. Avec Simon Beaulé-Bulman, Alex Bergeron, Annick Bergeron, Aurélie Brochu Deschênes, Myriam Debonville et Stéphane Jacques. Une production de la Grande butte. Au Théâtre Prospero jusqu’au 21 avril 2018.