Critiques

Le tigre bleu de l’Euphrate : Monologue magistral

Yanick Macdonald

La pièce de Laurent Gaudé, auteur français bien connu pour son roman Le Soleil des Scorta, qui a obtenu le prix Goncourt en 2004, élève le spectateur aussi bien par sa forme que par son contenu. Le tigre bleu de l’Euphrate est un monologue enfiévré et épique qui relate, dans une langue riche et ample, la vie d’Alexandre le Grand par lui-même, une figure historique qui fascine manifestement l’auteur puisqu’il est également le sujet de son roman Pour seul cortège.

Yanick Macdonald

À 33 ans, après avoir fondé Alexandrie, conquis Tyr et Babylone, affronté une armée d’éléphants, Alexandre agonise, dévoré par la maladie. Mâchant des feuilles qui le plongent dans un état second, il s’adresse à la mort et l’invite à s’approcher afin de lui raconter lui-même ce que fut sa vie. La mort n’est pas ici une ennemie, mais une confidente accueillie sans peur, celle à qui l’on peut avouer ses fiertés, ses erreurs, ses regrets, sa nostalgie et les enseignements que l’on a tirés de son existence.

Dans ce récit exalté, on découvre un Alexandre qui est bien plus que le conquérant dépeint par les livres d’histoire: un homme à la fois monstrueux et grandiose, mélange d’ambition et de folie, de violence et de compassion, de rage et d’émerveillement, bouillonnant et fondamentalement insatiable. L’image du tigre bleu, figure mythologique apparue pour guider ses pas, représente son désir d’aller toujours plus loin, jusqu’à l’épuisement et la mort, mû non seulement par la soif de pouvoir, mais par une quête d’ailleurs, un goût puissant pour la découverte.

Yanick Macdonald

On connaît le metteur en scène Denis Marleau pour la précision de sa direction d’acteur et ce spectacle ne fait pas exception. La prestation d’Emmanuel Schwartz est un sans fautes. Avec une diction impeccable, il module tons, rythmes et intensités pour nous tenir en haleine jusqu’à son dernier souffle. Bien que son espace de jeu soit limité à la couche drapée de blanc qui trône au centre de la scène, sa présence physique emplit la salle. Il transmet à la fois la fièvre et l’épuisement de son personnage, son délire, et ses sursauts d’énergie, animé par le récit de ses propres exploits et de ses rêves sans limites. On aperçoit même quelques secondes le tigre bleu dans sa gestuelle.

Les côtés et le fond de la scène sont tendus de toiles blanches sur lesquelles des projections impressionnistes s’enchaînent lentement et subtilement, se fondant l’une dans l’autre, pour évoquer les paysages décrits par Alexandre, comme des souvenirs lointains. Les jeux de lumière sont également subtils et s’accordent à l’état d’esprit du personnage et à ce qu’il raconte. La musique se fait rare et discrète, laissant elle aussi toute la place à la puissance évocatoire de la parole. Un spectacle à la fois exigeant et maîtrisé, comme on en voit trop peu.

Le tigre bleu de l’Euphrate

Texte: Laurent Gaudé. Mise en scène: Denis Marleau. Collaboration artistique et vidéo: Stéphanie Jasmin. Scénographie: Stéphanie Jasmin et Denis Marleau. Éclairages: Marc Parent. Musique: Philippe Brault. Maquillage et coiffure: Angelo Barsetti. Costumes: Linda Brunelle. Son: Julien Eclancher. Avec Emmanuel Schwartz. Une coproduction du Théâtre de Quat’sous et d’Ubu, compagnie de création. Au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 26 mai 2018.