Critiques

La Réunification des deux Corées : une valse des cœurs en mode mineur 

Pierre-Marc Laliberté

Première canadienne : un texte du français Joël Pommerat est mis en scène par quelqu’un d’autre que lui. Si la proposition fonctionne, cela est dû surtout à la force des interprètes, dirigés par  Michel Nadeau, tellement les phrases sonnent juste, nous plaçant sans cesse sur le fil, un vertige réel qui complexifie toute déclaration d’amour.

Pierre-Marc Laliberté

La Réunification des deux Corées est construit en une vingtaine de séquences plus ou moins courtes qui, chacune à sa façon, interroge la relation amoureuse et plus largement le rapport à l’autre, ainsi que l’engagement qu’il suppose ; engagement désiré, subi, fantasmé, oublié (très belle scène de cette femme amnésique, qui chaque jour redécouvre lors de la visite de son époux qu’elle est mariée, qu’elle a des enfants, qu’ils s’aiment …).

Que la situation soit comique, tragique ou angoissante, chaque échange est une petite mécanique glissante qui dévoile des réalités soudain vertigineuses. Une noce est interrompue par la sœur de la mariée qui revendique d’aimer elle aussi le marié (la suite montrera qu’il a déjà eu des baisers lors de soirées ou une simple drague d’adolescent avec les quatre sœurs), une femme demande à sa compagne de lui rendre « cette part de toi qui est en toi et qui est à moi ! » au moment de leur séparation. Un viol a-t-il eu lieu ? se demande une secrétaire qui s’est endormie dans la chambre de son patron et qui se déclare peut être intéressée à poursuivre s’il avoue la relation. Un enfant a-t-il été abusé ? demandent des parents à un instituteur qui revendique la nécessité d’aimer leur fils, étant donné qu’ils ne semblent pas savoir exprimer leur amour à leur enfant. D’autres parents constatent, effarés, que leurs enfants ne sont plus là à leur retour de soirée. Ils interrogent la baby-sitter qui leur répond qu’il n’y a jamais eu d’enfants et qu’ils l’ont embauchée pour jouer la comédie. L’ambiguïté se tisse de plus en plus serrée au fil des échanges tendus, devenant absurdes à force de reprises et variations infimes. Les situations de malaise s’installent magnifiquement et sont vraiment le sel de ce spectacle.

Pierre-Marc Laliberté

Toutes ces scènes prennent place dans un dispositif de panneaux très hauts, mobiles, noirs ou argentés suivant les moments, qui créent toutes sortes d’espaces privés, intimes, de travail, de rue, etc. Quelques accessoires indiquent la chambre, le salon. Mais l’ensemble est inégal : bien souvent le plateau est trop éclairé, surtout par le haut, révélant la matérialité même du décor alors que cela ne semble pas être voulu, car on ne joue pas vraiment du plateau nu. Il y a un recours un peu systématique à des gobos pour créer des effets au sol. Le plateau fonctionne mieux lorsqu’il n’est éclairé que par endroits, créant des zones d’obscurité intéressantes, basculant d’une ambiance à l’autre. De même, le choix de recourir à un effet de play-back pour quelques chansons de transition est discutable, posant une artificialité contrastant, là encore, avec le cœur même de ce qui nous est proposé.

Le plaisir de ce spectacle réside donc surtout dans la proposition des interprètes, tous justes et capables de passer d’un personnage à un autre avec aisance et précision.  C’est un bon choix que d’avoir neuf interprètes, ce qui permet de ne pas distribuer les mêmes dans chaque tableau et de créer vraiment la sensation d’une foule d’individus (50 protagonistes sur l’ensemble du texte). Le vertige existe, mais il aurait pu être encore plus fort à la réunion de ces entités qui, telles les deux Corées, cherchent à se rencontrer.

La Réunification des deux Corées

Texte : Joël Pommerat. Mise en scène : Michel Nadeau. Scénographie : Véronique Bertrand. Costumes : Julie Morel. Éclairairages : Caroline Ross. Montage sonore : Yves Dubois. Avec Ann-Sophie Archer, Emmanuel Bédard, Normand Bissonnette, Gabriel Fournier, Valérie Laroche, Véronika Makdissi-Warren, Olivier Normand, Sophie Thibault et Alexandrine Warren. Une production du Théâtre La Bordée, présentée jusqu’au 13 octobre 2018.