Sous les coups de boutoir de l’irrévérencieux Gabriel Plante, la statue de commandeur qu’on a dressée à Corneille vole en éclats. C’est à une œuvre de décomposition (au sens organique), de décontextualisation, bref, de démolition du célèbre texte qu’on assiste au Théâtre la Chapelle. L’intention est de le rendre méconnaissable pour lui donner un visage recevable aujourd’hui.
On connaît l’argument que le dramaturge normand du 17esiècle a repris du récit national espagnol : le père du valeureux Rodrigue qui aime Chimène, se fait souffleter par le père de la belle et somme son fils de le venger. Ce qui rend impossible le mariage des amoureux. Corneille s’est approprié cette héroïque romance pour en construire une histoire française. Il est symbolique que son lointain héritier québécois éprouve le besoin de déconstruire cette dernière pour en faire un récit de notre temps.
Le démantèlement commence par la phonétique. Plante décompose le vers en syllabes, qui ne sont plus elles-mêmes que des sons, ridiculisés, dénaturés, indéfiniment prolongés : «Chi… Chi… Chi…, appelle sur tous les tons le premier représentant des «Vieux Hommes»; le deuxième se joindra plus tard à lui pour aboyer «Ro….o…o drigue». Dans l’entreprise, l’alexandrin ne perd pas seulement la marche équilibrée de ses douze pieds. C’est surtout sa signification globale qui s’efface. La personnalité, le nom même des amoureux s’embrouillent : ils ne sont plus Rodrigue ni Chimène, ils sont «Plutôt Rodrigue», «Plutôt Chimène».
À ce refus de la clarté du verbe répond une atmosphère de trouble inquiétude, créée par les éclairages lugubres, l’agressivité des maigres lampadaires et des micros qui coulent de main en main en un mouvement de reptile. Le jeu des quatre comédiens est physique, presque animal. Dans une pénombre sale, ils s’enlacent, s’imbriquent même, se coulent les uns sur les autres, rampent sur le sol, presque jamais debout. Quand, en ombres chinoises se découpant sur le fond aveuglant de leur loge, les amoureux se rapprochent lentement dans un ralenti saisissant, ils semblent se flairer plutôt que s’embrasser. Affalés de chaque côté de Gaétan Nadeau, imperturbable (et remarquable) dans son rôle de meneur de jeu, recouverts d’informes vêtements d’époque, ils forment avec lui un groupe organique, mou et gémissant, au contraire de la noble statuaire classique et de la belle musique baroque dont on entend quelques échos. Quant au duel entre Rodrigue et Don Diègue, sous un éclairage d’un vert cru, il n’est plus qu’un affrontement primaire entre deux monstres préhistoriques.
Les célèbres vers de Corneille, nous finissons cependant par les entendre. Mais hurlés, éructés ou au contraire, susurrés ou gémis plutôt que dits. Ainsi la fameuse scène : «Rodrigue, as-tu du cœur ?» jouée sur un ton si languissant et si peu convaincu qu’elle apparaît contredire l’impérieuse injonction du père à son fils. Dans le dernier duo de son opus entre Rodrigue et Chimène, Plante rejoint cependant Corneille : «Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !», se lamentent en chœur les amoureux.
Sauf que l’optimiste Corneille, au prix du sang, préfère la loi de l’amour. Sa pièce est une tragédie… qui finit bien. Gabriel Plante s’y refuse. Sa relecture détourne l’heureux dénouement permis par le roi de Castille et sa raison d’État (étonnamment, il rejoint ainsi les critiques du 17esiècle qui jugeaient invraisemblable que la fille épouse le meurtrier de son père). En notre siècle sombre et pessimiste, son presque Rodrigue et sa presque Chimène resteront donc séparés par la haine de leurs géniteurs.
La relecture, même si elle est traversée d’un humour sous-jacent, paraîtra un peu rude à ceux qui ont été biberonnés à l’élégante musique de l’alexandrin. Mais le vieux maître lui-même semble excuser le jeune iconoclaste quand il répond à ses détracteurs qu’il a écrit son œuvre pour son siècle «et pour les Français».
D’après Corneille. Relecture et mise en scène : Gabriel Plante. Éclairages : Julie Basse. Scénographie et costumes : Odile Gamache. Assistante aux costumes : Léonie Blanchet. Avec Amélie Dallaire, Élisabeth Smith, Gaétan Nadeau et Jocelyn Pelletier. Composition et conception sonore : Jacques Poulin-Denis. Une production Création Dans la Chambre, en coproduction avec le Théâtre Trillium. Présentée au Théâtre la Chapelle jusqu’au 19 octobre 1018.
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Sous les coups de boutoir de l’irrévérencieux Gabriel Plante, la statue de commandeur qu’on a dressée à Corneille vole en éclats. C’est à une œuvre de décomposition (au sens organique), de décontextualisation, bref, de démolition du célèbre texte qu’on assiste au Théâtre la Chapelle. L’intention est de le rendre méconnaissable pour lui donner un visage recevable aujourd’hui.
On connaît l’argument que le dramaturge normand du 17esiècle a repris du récit national espagnol : le père du valeureux Rodrigue qui aime Chimène, se fait souffleter par le père de la belle et somme son fils de le venger. Ce qui rend impossible le mariage des amoureux. Corneille s’est approprié cette héroïque romance pour en construire une histoire française. Il est symbolique que son lointain héritier québécois éprouve le besoin de déconstruire cette dernière pour en faire un récit de notre temps.
Le démantèlement commence par la phonétique. Plante décompose le vers en syllabes, qui ne sont plus elles-mêmes que des sons, ridiculisés, dénaturés, indéfiniment prolongés : «Chi… Chi… Chi…, appelle sur tous les tons le premier représentant des «Vieux Hommes»; le deuxième se joindra plus tard à lui pour aboyer «Ro….o…o drigue». Dans l’entreprise, l’alexandrin ne perd pas seulement la marche équilibrée de ses douze pieds. C’est surtout sa signification globale qui s’efface. La personnalité, le nom même des amoureux s’embrouillent : ils ne sont plus Rodrigue ni Chimène, ils sont «Plutôt Rodrigue», «Plutôt Chimène».
À ce refus de la clarté du verbe répond une atmosphère de trouble inquiétude, créée par les éclairages lugubres, l’agressivité des maigres lampadaires et des micros qui coulent de main en main en un mouvement de reptile. Le jeu des quatre comédiens est physique, presque animal. Dans une pénombre sale, ils s’enlacent, s’imbriquent même, se coulent les uns sur les autres, rampent sur le sol, presque jamais debout. Quand, en ombres chinoises se découpant sur le fond aveuglant de leur loge, les amoureux se rapprochent lentement dans un ralenti saisissant, ils semblent se flairer plutôt que s’embrasser. Affalés de chaque côté de Gaétan Nadeau, imperturbable (et remarquable) dans son rôle de meneur de jeu, recouverts d’informes vêtements d’époque, ils forment avec lui un groupe organique, mou et gémissant, au contraire de la noble statuaire classique et de la belle musique baroque dont on entend quelques échos. Quant au duel entre Rodrigue et Don Diègue, sous un éclairage d’un vert cru, il n’est plus qu’un affrontement primaire entre deux monstres préhistoriques.
Les célèbres vers de Corneille, nous finissons cependant par les entendre. Mais hurlés, éructés ou au contraire, susurrés ou gémis plutôt que dits. Ainsi la fameuse scène : «Rodrigue, as-tu du cœur ?» jouée sur un ton si languissant et si peu convaincu qu’elle apparaît contredire l’impérieuse injonction du père à son fils. Dans le dernier duo de son opus entre Rodrigue et Chimène, Plante rejoint cependant Corneille : «Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !», se lamentent en chœur les amoureux.
Sauf que l’optimiste Corneille, au prix du sang, préfère la loi de l’amour. Sa pièce est une tragédie… qui finit bien. Gabriel Plante s’y refuse. Sa relecture détourne l’heureux dénouement permis par le roi de Castille et sa raison d’État (étonnamment, il rejoint ainsi les critiques du 17esiècle qui jugeaient invraisemblable que la fille épouse le meurtrier de son père). En notre siècle sombre et pessimiste, son presque Rodrigue et sa presque Chimène resteront donc séparés par la haine de leurs géniteurs.
La relecture, même si elle est traversée d’un humour sous-jacent, paraîtra un peu rude à ceux qui ont été biberonnés à l’élégante musique de l’alexandrin. Mais le vieux maître lui-même semble excuser le jeune iconoclaste quand il répond à ses détracteurs qu’il a écrit son œuvre pour son siècle «et pour les Français».
Le Cid
D’après Corneille. Relecture et mise en scène : Gabriel Plante. Éclairages : Julie Basse. Scénographie et costumes : Odile Gamache. Assistante aux costumes : Léonie Blanchet. Avec Amélie Dallaire, Élisabeth Smith, Gaétan Nadeau et Jocelyn Pelletier. Composition et conception sonore : Jacques Poulin-Denis. Une production Création Dans la Chambre, en coproduction avec le Théâtre Trillium. Présentée au Théâtre la Chapelle jusqu’au 19 octobre 1018.
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