Critiques

Le Lac des cygnes : Un ballet pour esthètes

Le Lac des CygnesE. Krasucka
Le Lac des CygnesE. Krasucka

Comme tout grand classique, quelle qu’en soit la discipline, le ballet Le Lac des cygnes a été revisité de moult façons au fil du temps. On pensera à la version de la danseuse et chorégraphe sud-africaine Dada Masilo, où le prince et le cygne vivaient une histoire d’amour homosexuelle et où danseuses et danseurs arboraient le tutu. Ou encore au film Black Swan, de Darren Aronofsky. Le directeur du Ballet national de Pologne et chorégraphe Krzysztof Pastor a aussi eu la volonté de partir du canevas de cette fable tragique et de la musique de Piotr Tchaïkovsky afin de créer une œuvre ni tout à fait nouvelle, ni tout à fait traditionnelle, quelque peu tarabiscotée, mais d’une grande richesse visuelle.

Le librettiste Pawel Chynowski a entrepris, en quelque sorte, d’apposer une autre histoire sur le livret usuel du ballet; un peu comme une feuille transparente imprimée de motifs, mais qui laisserait aussi voir ceux de la feuille du dessous. L’anecdote historique en question relate l’attirance profonde du dernier tsar de Russie Nicolas II, avant qu’il n’accède au trône, pour celle qui deviendra plus tard son épouse, Alix de Hesse-Darmstadt. Comme le père du tsarévitch, Alexandre III, n’approuvait pas cette union, on dit qu’il encouragea l’idylle qui lia son fils à la ballerine étoile Mathilde Kschessinska. Le cœur du prince sera alors déchiré entre son amour de jeunesse qu’il ne renonce jamais à épouser malgré les obstacles (Alix/Odette/cygne blanc) et son ensorcelante et fort disponible amante (Mathilde/Odile/cygne noir).

Le Lac des CygnesE. Krasucka

Disons que le lien entre Le Lac des cygnes et les amours conflictuelles du tsarévitch Nicolas apparaît plutôt ténu. Et même en adhérant de bonne foi à la convention proposée, il reste que le récit, avec ses allers-retours entre réalités et rêveries du prince — là où sont confinées la plupart des chorégraphies impliquant les cygnes blancs — perd en limpidité. Mais surtout, le déchirement d’un homme épris de deux femmes ne possède aucunement la charge tragique d’un amour ardent et réciproque, contrecarré, voire condamné par des obstacles extérieurs.

Quoi qu’il en soit, si ce Lac des cygnes suscite peu d’émotion, il sème l’émerveillement grâce à la quasi-perfection technique de ses interprètes (il y eut bien un faux pas au cours de la célèbre Danse des petits cygnes lors de la première…). Mutine, enjôleuse, vive et aérienne, Yuka Ebihara incarne une Mathilde contrastant admirablement avec l’Alix de Chinara Alizade, toute en grâce, en intensité et en élégance. Du côté des hommes, dont les prouesses sont bien mises en valeur par les chorégraphies de Pastor, soulignons la performance de Maksim Woitiul dans le rôle de l’aide de camp Volkoff et celle, enflammée, de Kristòf Szabò en lieutenant hongrois. Sa fougue, sa vivacité, son énergie toute-puissante le rendaient si fascinant à regarder qu’on eut souhaité qu’il jouisse d’un rôle plus important. À l’opposé, Vladimir Yaroshenko, en prince Nicolas, apparaissait un peu rigide dans ses mouvements ainsi que légèrement emphatique dans son jeu, du moins le soir de la première.

Le Lac des CygnesE. Krasucka

La transposition de l’action au cœur de la Russie impériale crée une réelle harmonie entre, d’une part, l’esthétique caractéristique du 19e siècle que proposent jolis décors et somptueux costumes et, d’autre part, les airs composés par le romantique Tchaïkovsky. Il en va de même de la danse du bal du 1er acte qui intègre des pas de valses en couples, se prêtant parfaitement à la fois à la musique et à l’époque représentée. Par ailleurs, peut paraître a priori singulier le choix d’avoir conservé la « Scène des cygnes blancs » telle que mise en mouvements par Lev Ivanov, ainsi que le Pas de deux du Cygne noir, dans la version de Marius Petipa, deux morceaux mythiques de l’illustre ballet, encadrés par une toute nouvelle chorégraphie créée par Pastor. Pourtant, à part quelques très rares moments où la liberté — très relative, évidemment — des gestes tranche avec le style général du spectacle, l’amalgame fonctionne. En résulte un ballet au niveau technique très élevé, à l’esthétique raffinée, magnifiquement dansé par le Ballet national de Pologne. Un plaisir pour les yeux.

Le Lac des cygnes

Chorégraphie : Krzysztof Pastor, Lev Ivanov et Marius Petipa. Livret : Pawel Chynowski. Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovsky. Costumes et décors : Luisa Spinatelli. Éclairages : Steen Bjarke. Avec le Ballet national de Pologne et l’Orchestre des Grands Ballets. Présenté par Les Grands Ballets à la Place des arts jusqu’au 2 mars.