Critiques

Première neige / First snow : Construire la maison commune

© Bruno Guérin

Les chiffres donnent un peu le vertige : deux continents, deux langues et autant de (presque) pays, trois auteurs et trois compagnies de théâtre. Mais un seul projet… Des interprètes d’ici (surtout) et d’ailleurs, une équipe de conception  internationale. Et une longue gestation. Sur fond de référendums perdus (de peu). Au départ, il y a, à l’époque de la consultation sur l’indépendance de l’Écosse (2014), cette main tendue par le National Theatre of Scotland aux frères québécois, le Théâtre PÀP et Hôtel-Motel, en souvenir d’un combat perdu (pas pour tout le monde) en 1995.

Première NeigeBruno Guérin

Quelque cinq ans plus loin, beaucoup de discussions, d’allées et venues intercontinentales plus tard, nous voici donc devant cette pièce bilingue (avec surtitres), basée sur une similitude, sinon d’histoire de l’Écosse et du Québec, du moins d’aspirations — à la liberté, à l’égalité et à la souveraineté de la terre et des esprits. Création collective s’il en fut, elle sera le fruit non seulement de la démarche du trio de dramaturges, mais aussi des échanges et des apports des sept interprètes, francophones et anglophones, québécois·es et écossais·es.

Un chalet dans les Bois-Francs

Comment survivre aux désillusions et retrouver l’espoir ? Sous quelle forme traduire les nouvelles réalités, linguistiques, sociales, politiques ? Peut-on construire une demeure commune sur des différences ? Pour symboliser cette réalité d’une société traversée par des courants divers, mais ouverte sur l’avenir, Philippe Ducros, Linda Mclean et Davey Anderson ont imaginé une histoire de famille élargie. À la trame de la réflexion sur la souveraineté, des concepts, s’en ajoute alors une autre, celle de la fiction.

Première NeigeBruno Guérin

On est dans les Bois-Francs, une région défrichée par des Écossais au XIXe siècle (comme quoi on peut être à la fois colonisé et colonisateur…) dans une maison patrimoniale. Des chaises, dispersées, placées en demi-cercle, entourant la table, annoncent une complexe vie de famille. La mère, Isabelle, une artiste-peintre, lasse de sa vie, a réuni ses proches pour leur signifier son désir d’aller ailleurs. Portée avec autorité par Isabelle Vincent, c’est elle qui impose son ordre du jour. Harry, son frère, bilingue parce que Torontois d’adoption, hostile à la souveraineté, a le mauvais rôle, celui du tenant du capitalisme, de la mondialisation. Harry Standjofski y est convaincant, et on serait — presque — tenté de lui donner raison quand il s’écrie, exaspéré : « Je ne veux pas d’une autre déclaration d’indépendance ! » Les deux filles d’Isabelle sont là. L’aînée (Guillermina Kerwin) vit à New York, mais se rebelle néanmoins contre l’idée d’abandonner le patrimoine. La cadette (Charlotte Aubin), contestatrice et altermondialiste, représente les milléniaux. Elle sort avec un Écossais, d’origine congolaise, élégamment joué par Thierry Mabonga. François (Bernier), le fils, adoptif, mais néanmoins « pure laine », porte les revendications de ses origines. On lui doit le rappel de la majorité inversée : quand il y a un anglophone dans la salle, tous les francophones se mettent à l’anglais… Il y a enfin l’amie Fletcher (Mathers), compatriote de l’activiste Jimmy Reid, complice des années de jeunesse, personnage assez effacé, cependant. Bref, une réunion d’individus très divers, venus de tous les horizons, comme dans une société contemporaine, celle de Montréal aujourd’hui, par exemple.

Personnages et interprètes

À cette double trame s’ajoute une autre dimension. Comme la pièce est sortie également des improvisations des comédien·nes, ceux-ci et celles-là quittent à plusieurs reprises leur personnage pour s’exprimer en leur nom propre. C’est en regardant la salle que Thierry Magonba reconnaît que, s’il parle français, c’est parce que c’était la langue des colonisateurs au Congo, ce qui vient complexifier les revendications linguistiques. Quant à Isabelle Vincent, elle met beaucoup de passion à lire des articles de la magnifique Déclaration d’indépendance des patriotes de 1837… La ligne de partage se fait floue, et on ne sait plus qui parle du personnage ou du comédien quand « Harry », l’« Anglo », s’écrie, parlant de la souveraineté : « Vous l’avez eue à portée de main et vous l’avez perdue ! »

Première neigeBruno Guérin

Si ces apartés, comme les passages musicaux, ancrent le débat dans la réalité et dynamisent l’action, le constant passage d’une langue à l’autre a tendance à ralentir son rythme. On sort avec l’impression d’une entreprise courageuse, d’un spectacle ambitieux et fascinant, mais pas totalement maîtrisé, encore en chantier. Un peu comme l’éternel débat sur la souveraineté. Des deux côtés de l’Atlantique… 

Première neige/ First snow

Texte : Davey Anderson, Philippe Ducros et Linda Mclean. Mise en scène : Patrice Dubois. Scénographie : Karen Tennent. Conception sonore : Nick Sagard. Costumes : Julie Charland. Éclairages : Martin Labrecque. Conception vidéo : Antonin Gougeon-Moisan. Avec Charlotte Aubin, François Bernier, Guillermina Kerwin, Thierry Mabonga, Fletcher Mathers, Harry Standjofski et Isabelle Vincent. Une coproduction d’Hôtel-Motel, du National Theatre of Scotland et du Théâtre PÀP. Présentée au Théâtre de Quat’sous jusqu’au 23 mars 2019.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.