Pour Solène Paré, la valeur n’attend pas le nombre des années. En effet, à peine sortie de l’École nationale de théâtre, la jeune metteuse en scène fait parler d’elle : artiste en résidence à l’Espace GO pour trois saisons, elle a été codirectrice artistique du Festival du Jamais Lu en 2018, bien avant de présenter son travail au grand public. C’est désormais chose faite, avec Quartett.
Dans cette pièce de Heiner Müller, écrite en 1980, on retrouve la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, les deux personnages machiavéliques, sans morale ni scrupule, imaginés par Choderlos de Laclos dans Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire paru en 1782.
Les deux ex-partenaires se livrent à une relecture de ce que fut leur vie passée, avec cette férocité que donne la conscience de la mort : « Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres », dit Valmont. La passion érotique qui existait entre les deux n’est plus, Valmont et Merteuil ne sont plus qu’un duo libertin sur le retour qui règle ses comptes en rejouant les drames qu’il a provoqués, recherchés, et dont il a joui. C’est à une véritable dissection de leur relation qu’on assiste. De l’amour, il ne reste rien — « Pourquoi vous haïrais-je ? Je ne vous ai jamais aimé », dit Merteuil (mais Valmont pourrait le dire aussi) — rien d’autre que la force d’un désir vicié de domination, de pouvoir et d’humiliation. Mais c’est la fin de partie : le tandem sait qu’à leur jeu cruel, l’une comme l’autre a tout perdu et que seul ce désespoir leur donne encore quelque dimension humaine. Si les personnages se révèlent abjects et pervers, on ne peut toutefois pas rester insensible à leur immense pouvoir de séduction : celui des mots.
De cette production, d’abord montée et présentée à l’École nationale de théâtre en 2015, on sent la longue maturation. Ève Pressault et Adrien Bletton sont remarquables de justesse et de concision dans leur jeu. Admirablement bien dirigé·es, les interprètes se tiennent sur la délicate frontière entre contrôle et vulnérabilité, un contraste qui leur donne une force de frappe étonnante. Le texte de Müller, dans la magnifique traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, se délivre avec une fluidité vertigineuse, qui laisse affleurer une certaine jouissance à proférer des horreurs dans une langue si belle et si châtiée, magnifiée par la sensuelle chorégraphie des corps dont il se dégage une tension rare. La précision du mouvement, la portée des voix, légèrement amplifiées, qui va du murmure jusqu’au cri, les regards et les ombres, tout dans la mise en scène et la direction d’acteur et d’actrice est ciselé avec une incroyable minutie.
La scénographie d’Elen Ewing, très graphique, évoque le huis clos, le caveau. Des murs noirs et blancs, un plateau vide percé d’une trappe (la tombe dans laquelle Valmont baise avec la mort, littéralement : une scène très forte), quelques accessoires posés à même le sol : une table tournante, un disque, et le verre que Merteuil dépose au début de la pièce, qui contient le poison destiné à Valmont. Ainsi, l’issue fatale est inévitable et le sort, jeté dès les premières minutes du spectacle. Un rideau de tulle sépare la scène de la salle, créant une intimité pour les interprètes et un écran pour le public, où sont projetées des images en noir et blanc « distorsionnées », comme surgies d’outre-tombe ou d’un mauvais rêve.
Avec ce Quartett, Solène Paré donne à voir l’essence même du théâtre, dans toute sa pureté : un texte, des visages et des corps pour l’incarner. Avec un regard aiguisé et un talent évident pour orchestrer l’ensemble. Rien de plus, mais rien de moins !
Quartett
Texte : Heiner Müller. Traduction : Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux. Mise en scène : Solène Paré. Scénographie : Elen Ewing. Lumières : Martin Sirois. Costumes : Lari Jalbert. Vidéo : Antonin Gougeon et Hub Studio. Musique : André Marsolais-Roy. Dramaturgie : Alice Ronfard. Avec Adrien Bletton et Ève Pressault. Une production de Fantôme, compagnie de création et Espace GO, présentée jusqu’au 6 avril 2019.
Pour Solène Paré, la valeur n’attend pas le nombre des années. En effet, à peine sortie de l’École nationale de théâtre, la jeune metteuse en scène fait parler d’elle : artiste en résidence à l’Espace GO pour trois saisons, elle a été codirectrice artistique du Festival du Jamais Lu en 2018, bien avant de présenter son travail au grand public. C’est désormais chose faite, avec Quartett.
Dans cette pièce de Heiner Müller, écrite en 1980, on retrouve la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, les deux personnages machiavéliques, sans morale ni scrupule, imaginés par Choderlos de Laclos dans Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire paru en 1782.
Les deux ex-partenaires se livrent à une relecture de ce que fut leur vie passée, avec cette férocité que donne la conscience de la mort : « Nous devrions faire jouer nos rôles par des tigres », dit Valmont. La passion érotique qui existait entre les deux n’est plus, Valmont et Merteuil ne sont plus qu’un duo libertin sur le retour qui règle ses comptes en rejouant les drames qu’il a provoqués, recherchés, et dont il a joui. C’est à une véritable dissection de leur relation qu’on assiste. De l’amour, il ne reste rien — « Pourquoi vous haïrais-je ? Je ne vous ai jamais aimé », dit Merteuil (mais Valmont pourrait le dire aussi) — rien d’autre que la force d’un désir vicié de domination, de pouvoir et d’humiliation. Mais c’est la fin de partie : le tandem sait qu’à leur jeu cruel, l’une comme l’autre a tout perdu et que seul ce désespoir leur donne encore quelque dimension humaine. Si les personnages se révèlent abjects et pervers, on ne peut toutefois pas rester insensible à leur immense pouvoir de séduction : celui des mots.
De cette production, d’abord montée et présentée à l’École nationale de théâtre en 2015, on sent la longue maturation. Ève Pressault et Adrien Bletton sont remarquables de justesse et de concision dans leur jeu. Admirablement bien dirigé·es, les interprètes se tiennent sur la délicate frontière entre contrôle et vulnérabilité, un contraste qui leur donne une force de frappe étonnante. Le texte de Müller, dans la magnifique traduction de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux, se délivre avec une fluidité vertigineuse, qui laisse affleurer une certaine jouissance à proférer des horreurs dans une langue si belle et si châtiée, magnifiée par la sensuelle chorégraphie des corps dont il se dégage une tension rare. La précision du mouvement, la portée des voix, légèrement amplifiées, qui va du murmure jusqu’au cri, les regards et les ombres, tout dans la mise en scène et la direction d’acteur et d’actrice est ciselé avec une incroyable minutie.
La scénographie d’Elen Ewing, très graphique, évoque le huis clos, le caveau. Des murs noirs et blancs, un plateau vide percé d’une trappe (la tombe dans laquelle Valmont baise avec la mort, littéralement : une scène très forte), quelques accessoires posés à même le sol : une table tournante, un disque, et le verre que Merteuil dépose au début de la pièce, qui contient le poison destiné à Valmont. Ainsi, l’issue fatale est inévitable et le sort, jeté dès les premières minutes du spectacle. Un rideau de tulle sépare la scène de la salle, créant une intimité pour les interprètes et un écran pour le public, où sont projetées des images en noir et blanc « distorsionnées », comme surgies d’outre-tombe ou d’un mauvais rêve.
Avec ce Quartett, Solène Paré donne à voir l’essence même du théâtre, dans toute sa pureté : un texte, des visages et des corps pour l’incarner. Avec un regard aiguisé et un talent évident pour orchestrer l’ensemble. Rien de plus, mais rien de moins !
Quartett
Texte : Heiner Müller. Traduction : Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux. Mise en scène : Solène Paré. Scénographie : Elen Ewing. Lumières : Martin Sirois. Costumes : Lari Jalbert. Vidéo : Antonin Gougeon et Hub Studio. Musique : André Marsolais-Roy. Dramaturgie : Alice Ronfard. Avec Adrien Bletton et Ève Pressault. Une production de Fantôme, compagnie de création et Espace GO, présentée jusqu’au 6 avril 2019.