Critiques

Intersections : les raisons de la colère

IntersectionsMichel et Michel

Que reste-t-il des soulèvements populaires ? Des printemps arabes et érables, des Mouvements Indignados en Espagne et Tournesols à Taïwan ? Si le théâtre est le lieu où nous repenser ensemble dans un espace physique commun, Intersections ose une démarche contemporaine, hyperconnectée et radicale : les interprètes ne manifestent leur présence sur scène que par Skype. Leurs visages apparaissent en mosaïque sur des écrans suspendus. On assiste alors à un autre type de soulèvement, celui du plateau de théâtre non plus fixe, mais numérique. Un terrain de jeu fascinant et agaçant à la fois qui cherche à s’affranchir de la définition même du théâtre : des acteurs et des actrices physiquement présent·es, de voix et de corps, dans un espace qui leur est dévolu.  

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Les cinq interprètes, appartenant à la même génération, ont pour point commun d’avoir participé à une insurrection dans leur pays. Jean-François Boisvenue (Montréal), David Teixido (Barcelone), Ons Trabelsi (Tunis), Rambod Vala (Téhéran) et YU Yen-Fang (Taipei) se présentent à tour de rôle, entrecoupé·es d’images d’archives de manifestations, de foules tranquilles ou attaquées. « Tout est arrivé trop vite », « j’ai peur pour mon pays », ces phrases nous parviennent hachurées, mais on comprend tout de même.  

Tour à tour, le visage pixelisé rivé sur le public, les interprètes retracent les raisons de ces révolutions, collectives et intimes. Leurs témoignages confirment ce que l’on savait : leur combat se rejoint sur de nombreux aspects comme l’utilisation décisive des réseaux sociaux, l’impérieuse nécessité de faire partie du mouvement, la force galvanisante du collectif ou encore la résistance à la police. Ces expériences ont changé leur rapport à la chose publique. Elles ont engendré des générations politiques qui auront des effets à long terme. Leurs regards, face à la caméra, ont un sens : c’est une manière de dire au public « cette histoire vous regarde, vous concerne ».  

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La performance par procuration ouvre toutefois un territoire mouvant, et c’est tout le pari, hautement risqué, des metteur·es en scène Mireille Camier et Ricard Soler Mallol. En brouillant les repères entre réel et virtuel, l’espace du théâtre redevient celui du public uniquement, sollicité comme témoin, citoyen et acteur. Le soir de la première, l’implication des spectateurs et des spectatrices fut très timide malgré les relances de Mireille Camier, qui officie également à titre de facilitatrice entre les interprètes et l’assistance. La désincarnation nous aurait-elle rendus un peu trop distant·es, ce soir-là ? Les scènes les plus réussies sont d’ailleurs celles de pure performance physique : la chorégraphie de YU Yen-Fang et son manuel de désobéissance civile, par exemple.  

Le théâtre par procuration a pourtant fait des merveilles dans d’autres contextes, et l’on se souvient encore de Lapin blanc, lapin rouge de l’Iranien Nassim Soleimanpour, privé de passeport et dont la pièce voyageait pour lui : un acteur différent la découvrait le soir de la représentation en même temps que le public. 

Mais par écrans interposés uniquement, le message d’Intersections semble parfois bloqué, figé par une connexion hasardeuse. Le décalage du son et des lèvres parasite une grande partie de la représentation. Un mouvement structuré puis déstructuré, finalement en phase avec ces formes de contestations qui furent aussi brusques qu’éphémères. 

Intersections

Mise en scène et Dramaturgie : Mireille Camier & Ricard Soler Mallol. Scénographie : Cassandre Chatonnier. Conception vidéo : Jean-François Boisvenue. Interprétation : David Teixido (Barcelone), Ons Trabelsi (Tunis), Rambod Vala (Téhéran), Jean-François Boisvenue (Montréal), Yu Yen-Fang (Taipei). Éclairages : Catherine Fournier-Poirier. Conceptrice sonore : Ariane Lamarre. Une production Quitte ou Double, Compagnie Obskéné, Festival GREC (Barcelone), présentée à La Chapelle Scènes Contemporaines du 3 au 13 avril.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.