Critiques

Revisor : Un Gogol revisité avec brio

© Michael Slobodian

Crystal Pite et Jonathon Young chérissent ensemble l’art du spectacle farcesque : quoi de plus judicieux que de monter une comédie russe, propre à la satire, et la déconstruire ?

Gogol pensait son Revisor (1830) comme une suite de « tableaux vivants ». À un confrère, il écrivit que ce Revisor n’était pas menteur, mais un être léger, désinvolte, comédien dans l’âme, un miroir de son entourage. Mobile et changeant, ainsi devait-il être joué, et tel est-il ici, ou plutôt telle est-elle ici, dans son corps androgyne et versatile, dirigée par le tandem Young et Pite.

Dans la première partie de la chorégraphie, on suit le texte de près, sur la voix d’une narratrice envoûtante, qui module son débit rapide en syllabes scandées. Gogol l’a précisé : Que serait un être qui, à lui seul, incarnerait ou refléterait toutes les crapules qui l’entourent et le prennent pour un inspecteur?

Ce Revisor est cette lumière noire, précisément : un révélateur de la comédie, un génie enfantin de la pirouette, le contraire d’une caricature, l’essence de la vérité humaine, plongeant dans un drame muet. Autour de lui, ses hordes flatteuses grimacent dans leur sottise jusqu’à l’absurdité farcesque, traits exagérés, vitalisés par l’absurde.

« À la fin de la pièce, il faudrait pétrifier le groupe », rêvait Gogol, de loin. « On me répondrait que cela couperait les mains aux acteurs, écrivait-il, qu’il faudrait confier le groupe à un maître de ballet, que c’était même un peu humiliant pour un acteur, etc. », dialoguait-il avec lui-même, anticipant sans le savoir le Revisor de Young et Pite.

revisor© Michael Slobodian

Du théâtre dansé

La suite vaut la peine d’être citée, tant celle-ci suit l’esprit de l’écrivain russe à la lettre : « Je veux bien qu’un maître de ballet imagine et compose le groupe, s’il a la force de sentir la situation véritable de chacun des personnages. Le talent n’est pas bridé par les frontières qu’on lui fixe, de même qu’un fleuve n’est pas freiné par des rives de granit (…) Même dans une pose imposée, un acteur sensible peut tout exprimer. »

Ces indications de Gogol se révèlent être du bonbon, tant pour le tandem Pite et Young que pour les interprètes, rivalisant d’inventions pour affiner le mouvement et la voix, sous la gouverne du vieil auteur narquois, qui ne s’est pas lassé de retoucher son texte jusqu’à sa mort.

Et ce Gogol rieur — qui détaille la frayeur, la crainte, les caractères, le mutisme de plusieurs, la stupeur des autres, les mensonges et les péchés véniels comme les plus conséquents selon tel gouverneur, inspecteur ou ministre des postes dans sa localité — peut ici dormir satisfait. Tandis que ces pitres de comédie, aux rôles, aux répliques et aux noms habilement stylisés, se donnent en spectacle devant les témoins, confondus par ce Revisor manipulateur, tous et toutes se fondent dans ce ballet de la décadence sociale, de la corruption et de la petitesse morale, qui les perdra.

Échappées dans la danse

La seconde partie de la chorégraphie, plus grave, est très réussie. On quitte les références chorégraphiques à La table verte de Kurt Jooss, les mimes et parodies qui engageaient la pièce vers un expressionnisme forcé, drôle, de vieux film muet.

Tandis que les personnages s’abîment dans leur mauvaise conscience, plongés dans un noir scénique éloquent, les mouvements de groupe, fluides, rapides et torturés, évoquent la complexité des pensées insondables qui habitent ces caractères fous.

La narratrice, sur un rythme fascinant, chuchote ses obsessions hors sens : ces bribes de poésie épousent la cérémonie du microcosme provincial. La danse prend alors toute sa dimension d’art suffisant et complet.

La voix s’amenuise, quasi inaudible. Une bête fantastique décolle ce qui restait d’humain en traversant la scène. Mais c’est à Jermaine Spivey, interprète remarquable parmi toute cette excellence, que revient d’incarner le ministre des postes qui fait éclater l’imposture du Revisor : son solo, époustouflant d’inventions et d’aisance, ajoute une couche d’extravagance au texte et au jeu admirablement déconstruits.

Revisor

Chorégraphie et dramaturgie : Crystal Pite et Jonathon Young, d’après Le revizor de Nicolas Gogol. Présenté par la compagnie Kidd Pivot. Interprètes : Doug Letheren, Jermaine Spivey, Matthew Peacock, Rena Narumi, Ella Rothschild, David Raymond, Cindy Salgado, Tiffany Tregarthen, Renee Sigouin. Musique et son : Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe. Conception scénique : Jay Gower Taylor. Costume : Nancy Bryant. Lumières : Tom Visser. En anglais avec surtitres en français. Présentée par Danse Danse au théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, jusqu’au 6 avril 2019.