Critiques

Scènes de la vie conjugale : Tendresse et déchirements

Scènes de la vie conjugaleYanick Macdonald

Seconde transposition théâtrale, cette saison, d’une série télévisée ensuite convertie en long métrage par son créateur, le maître suédois Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale partage certes quelques préoccupations phares du cinéaste avec Fanny et Alexandre (le sens de la vie,le poids et l’attrait des idéaux,l’impact des choix face à l’implacabilité du destin et, bien sûr, les aléas de l’amour), mais le ton des deux œuvres est fort différent. Ici, les vicissitudes universelles de l’âme humaine qui tente de trouver écho en une autre, sans toutefois que ne soit étouffé son propre timbre, s’expriment en toute intimité, une intimité qui se prête à merveille à la scène du Théâtre de Quat’sous. La vaste gamme d’émotions que vivent Marianne (Evelyne de la Chenelière) et Johan (James Hyndman) se réverbèrent sur le public qui, au diapason, se sent tour à tour déçu, blessé, confus, tenté d’espérer, résigné, outré, ému.

La première scène, une entrevue donnée par ce couple aisé qui semble exceller dans tous les domaines de leur vie, laisse déjà deviner la suite. Marianne, enjouée, apparaît fière d’accomplir tout ce que la société attend d’elle et d’avoir rempli la mission que l’on impose aux femmes, soit de réussir professionnellement certes, mais sans oublier d’être éclatante de beauté et d’avoir le prince charmant – et parfait géniteur – à son bras. Johan, que l’on découvrira par la suite aussi lucide qu’égoïste et complaisant, ne semble déjà aucunement croire au scénario du bourgeois comblé auquel il se prête de mauvaise grâce. C’est d’ailleurs de lui que viendra la scissure qui fera s’effondrer cet édifice de verre : il annonce à son épouse qu’il la quitte pour une étudiante, conscient qu’il s’agit à la fois d’un prétexte de fuite et d’un incommensurable cliché. Marianne aussi avait envie d’échapper au piège de cette vie apparemment parfaite, mais James Hyndman, en adaptant le texte de Bergman, a éliminé la scène où elle subit, plus ou moins contre son gré, un avortement, cet événement semant chez elle la graine de l’insatisfaction face à son existence. Ici, le sentiment de vouloir s’esquiver (en voyageant, en travaillant moins, en s’accordant le droit de manger ce qu’elle veut, en se soustrayant à la tradition du repas dominical avec la famille élargie, etc.) ne naît que de la routine, du rythme effréné auquel les condamnent leurs multiples champs d’épanouissement (travail, vie de famille, activités culturelles, relations sociales, etc.), bref du quotidien contraignant dans lequel le couple est engoncé.

Scènes de la vie conjugaleYanick Macdonald

La rupture est douloureuse, car le lien qui les unit, si imparfait soit-il, repose sur une attraction réelle, tant physique que psychique. Si bien que chacune de leurs rencontres, au cours des années suivantes, ressuscitera le tourment qui les habite de s’aimer sans pourtant pouvoir suffisamment concilier leurs attentes et leur tempérament pour pouvoir vivre ensemble. Cette relation complexe et réaliste suscite une foule de questions : peut-on véritablement échapper à la solitude, la vraie, celle que l’on ressent même avec quelqu’un à ses côtés? L’union de deux êtres pour leur vie entière, voire même la monogamie, constitue-t-elle réellement un objectif viable auquel aspirer? Peut-on accueillir l’autre sans perdre une part de soi-même? La thèse de celui à qui l’on doit Les Fraises sauvages, Persona et Le Septième Sceau est que la plupart d’entre nous sommes des «analphabètes sentimentaux», car en n’étudiant pas l’âme humaine au même titre que les mathématiques ou la grammaire, nous n’en développons pas l’intelligence.

Alors que l’adaptation que signe Hyndman se révèle d’une grande adresse, sa mise en scène – la première – laisse davantage perplexe. Pas qu’il y ait quoi que ce soit à redire de l’interprétation du duo qu’il forme avec de la Chenelière. Bien au contraire. Le doute naît plutôt des différents procédés de distanciation déployés. Le récit est divisé en épisodes, en quelque sorte, ceux-ci étant scindés par des images filmées en direct derrière le décor, et projetées sur celui-ci, du comédien et de la comédienne changeant de vêtements, se préparant pour la scène suivante. Si l’on comprend bien qu’une histoire s’étendant sur plusieurs années nécessite l’usage d’un procédé quelconque destiné à marquer les ellipses et si l’on salue l’idée de doubler ainsi l’aire de jeu sans pour autant avoir à modifier la scénographie (représentant un intérieur élégant et épuré) en cours de spectacle, il reste que ces intermèdes torpillent le rythme de la pièce, rompent la narration en nous rappelant constamment que nous sommes au théâtre (l’immense cadre qui ceint la scène semble aussi occuper cette fonction)… en plus d’avoir le vilain défaut d’être ennuyeux. Les autres projections vidéos, reproduisant la vie urbaine au début de la représentation et la mer à la fin, sans nuire à l’expérience de l’auditoire, se révèlent superfétatoires. Car le texte, fort bien manié par Hyndman, et le jeu nuancé et juste des interprètes, constituent les attraits essentiels de ce, somme toute, éloquent et troublantspectacle qui, peut-être, nous aidera à étoffer un tant soit peu notre quotient émotionnel.

Scènes de la vie conjugale

Texte : Ingmar Bergman. Adaptation et mise en scène : James Hyndman. Traduction : Carl Gustaf Bjurström et Lucie Guillevic. Conseils dramaturgiques : Stéphane Lépine. Scénographie : Stéphane Longpré. Costumes : Julie Charland. Éclairages : Julie Basse. Musique : Laurier Rajotte. Maquillages et costumes : Sylvie Rolland Provost. Conseils aux mouvements : Catherine Gaudet. Avec James Hyndman et Evelyne de la Chenelière. Présentée au Théâtre de Quat’sous jusqu’au 8 mai.