Critiques

Rashomon : Un théâtre de cuisine bourré d’inventions

Rashomon© Cath Langlois

Premier Acte invite à une expérience hors les murs et celle-ci est tout à fait originale, soit l’adaptation d’un classique du cinéma japonais, joué dans un vrai restaurant — La Cuisine — en version théâtre d’objets !

Aux manettes, Lorraine Côté et Nicola Boulanger qui, avec les membres de la cie La Trâlée, ont initialement imaginé ce concept pour une des soirées Cartes blanches du Théâtre Niveau Parking. Il s’agissait à l’origine d’investir le comptoir du Cercle en s’imposant de n’utiliser que les objets existant derrière un bar. Le coup d’essai vient d’être retravaillé pour une vraie diffusion et ça marche !

Le film Rashomon d’Akira Kurosawa s’ouvre sur une scène de tempête à Kyoto, alors que trois individus se protègent de la pluie sous la grande porte Rashô. Un moine et un bûcheron vont raconter à un vagabond ce qui les a amenés en ville pour témoigner à un procès complexe : un bandit, Tajomaru, aurait tué un samouraï après avoir violé son épouse, Masako. Mais les versions divergent selon les protagonistes (le bûcheron, le moine, l’épouse et même le samouraï mort, qui donne sa propre version, par l’entremise d’un médium). Le vagabond pose des questions et tente de débroussailler l’intrigue. 

Rashomon joue donc de récits emboîtés et La Trâlée en rajoute un en situant son action dans un restaurant après la fermeture, alors que le personnel est en train de ranger et nettoyer. Nous sommes dans un restaurant japonais, lui-même reconstitué derrière le comptoir du vrai restaurant La Cuisine, rue Saint-Vallier, à Québec — trois lanternes, quelques éventails, les couverts d’un restaurant japonais, la musique adéquate et hop, on est ailleurs ! Les derniers clients viennent de partir, les six membres du personnel soufflent un instant, en racontant les péripéties de la soirée avant de ranger. Le patron appelle : il n’a pas retrouvé son beau couteau japonais, à 6 000 dollars. On essaie de remonter le fil de son utilisation dans la soirée et constatant que chaque personne a une version différente, l’un des membres du personnel de service parle de « l’effet Rashomon ». Et nous voilà plongés, jusqu’au dénouement, dans une reconstitution jouissive, bruyante, ludique, du film avec les objets du restaurant !

rashomon© Cath Langlois

Les ustensiles de cuisine font leur cinéma !

En un instant, la porte Rashô est construite, avec des carafes, des plateaux. Les épluchures deviennent des cadavres, les serviettes noires des corbeaux volant autour. Tous les objets sont utilisés de manière inventive et surtout non mimétique ; j’ai eu peur un instant de la manipulation marionnettique forcée des objets, alors que plus on avance, plus l’utilisation des objets est décalée, reposant sur une manipulation sûre, mais aussi sur un humour très efficace et de nombreux clins d’œil ! 

À propos d’œil, la manière de jouer avec deux baguettes et deux olives piquées au bout pour créer des yeux se déplaçant en tous sens est très comique. Il y a un regard sûr de Lorraine Côté pour orchestrer ce récit et le mouvement des interprètes, pour focaliser l’attention sur un petit objet puis faire éclater l’action tout autour du comptoir — notamment lors de la passation du cadavre du samouraï (une râpe entourée d’une serviette en tissu). Tous et toutes se passent le cadavre et on arrose la personne qui le porte avec un vaporisateur de cuisine, histoire d’avoir des larmes. Les interprètes évoluent en permanence du statut de manipulateur et manipulatrice à celui de protagoniste dans une très belle précision. Parfois, les protagonistes s’effacent derrière le comptoir ou se tiennent de dos. Bien souvent, ils participent à un ballet parfaitement réglé. Je pense à la marche du bûcheron (petite cruche d’acier et petit entonnoir) dans la forêt. Au bout du comptoir, une botte de céleri est tranchée d’un coup de couteau, et chaque branche va passer de mains en mains pour dessiner la forêt qui vient à la rencontre du bûcheron. Je pense aussi à l’affrontement entre le samouraï et le bandit, lors du dernier récit, où les objets volent, les interprètes se frappent et l’un finit renversé, yeux exorbités sur le comptoir. 

J’ai embarqué, étonné par l’efficacité des changements lumineux, de l’ambiance sonore, mais surtout séduit par la proximité offerte par ce projet (3 ou 4 rangées de chaises devant le comptoir, une quarantaine de personnes) et par la joie communicative de la manipulation d’objets que ces interprètes transmettent avec maestria !

Et puis, à peine les saluts faits, tout est ramassé en quelques minutes, les tables redéployées, pour que le vrai restaurant ouvre ! J’y suis resté… pour un pâté chinois !

Rashomon

Mise en scène : Lorraine Côté. Idéation : Lorraine Côté et Nicola Boulanger d’après les nouvelles de Ryûnosuke Akutagawa et le film d’Akira Kurosawa, Rashomon. Scénographie : Dominique Giguère. Conception lumière et régie : Laurence Croteau Langevin. Conception sonore : Mathieu Turcotte. Distribution : Nicola Boulanger, Paul Fruteau de Laclos, Nadia Girard Eddahia, Amélie Laprise, Jocelyn Paré, Guillaume Pepin. Une production de La Trâlée présentée par Premier Acte à La Cuisine jusqu’au 7 mai 2019.