Pour ouvrir la première saison du Diamant, son nouveau lieu de création tout juste inauguré à Québec, Robert Lepage a choisi de présenter Les Sept Branches de la rivière Ota, l’une de ses œuvres majeures, conçue entre 1994 et 1996. Un spectacle de sept heures, brassant larges les trajectoires, les références historiques, les personnages, pour enchaîner sept récits se déployant à travers le monde, tous reliés par un évènement fondateur : l’explosion de la bombe d’Hiroshima. Le pari est audacieux, mais il est remporté haut la main.
Les sept histoires se déroulent chronologiquement, de 1945 à 1999, en exposant les multiples conséquences de la rencontre d’un soldat américain et d’une survivante de l’attaque nucléaire, une hibakusha. La fable commence et se termine à Hiroshima, en passant par New York (1965), Osaka (1970), Amsterdam (1985) et Hiroshima encore, pendant le 50e anniversaire de la catastrophe, avec des retours en arrière vers le camp de concentration de Theresienstadt (1986). La pièce débute devant une maison japonaise (shoji coulissants, terrasses, jardins de gravier). Un photographe militaire, Luke O’Connor, documentant les décombres, rencontre Nozomi, femme au visage ravagé. Alors qu’ils se rapprochent, elle finira par lui demander de la photographier afin de pouvoir voir à quoi elle ressemble — tous les miroirs ayant été bannis de cette maison.
À la suite de sa relation avec Luke, Nozomi accouchera d’un petit Jeffrey, appelé ainsi en hommage au fils américain du soldat : c’est l’enjeu de la deuxième partie, où se rencontrent les deux frères, à New York 20 ans plus tard (la révélation se faisant à travers l’appareil photo du père et des pellicules non développées), dans un loft où se côtoient de nombreuses figures originales, dont une artiste tchèque, Jana Capek — elle-même rescapée des camps de concentration — et une jeune chanteuse hollandaise, Ada Weber, fille d’une cantatrice décédée dans le même camp. Encore 20 ans plus tard, Ada épousera à Amsterdam Jeffrey, le premier fils de Luke, atteint du sida, pour lui permettre de bénéficier d’une aide à mourir, pendant que Jana s’établira à Hiroshima pour pratiquer le zen et trouver la paix. À partir de ces fils et d’autres personnages, la fable déploie et tisse serrées les intrigues, multiplie les retrouvailles sur plus de 50 ans. Comme souvent chez Lepage, les parcours intimes croisent la grande histoire, ici les principaux fléaux du 20e siècle.
La mémoire des images
Tous ces fils narratifs se déroulent dans un même dispositif, une façade de bois, dans laquelle glissent divers panneaux grâce à un système de rails. À chaque glissement de panneaux, d’écrans, de miroirs, le spectateur bascule d’un lieu à un autre : une terrasse de café, l’arrière d’un décor de théâtre (lors d’une représentation d’une pièce de Feydeau à Osaka), la baie de Miyajima, des appartements new-yorkais que l’on voit en coupe, etc. Le dispositif est une boîte à illusion hypnotique. La belle maîtrise de Lepage s’illustre particulièrement dans les transitions ou changements à vue et dans l’onirisme des raccourcis temporels. On a l’impression — à l’instar de cette danse du kimono dans laquelle ressurgissent tous les protagonistes — que les lieux libèrent toutes sortes de personnages, comme si des photographies de ces 50 ans d’histoire se mélangeaient soudain. Par exemple, il y a ce moment où les locataires du loft sont dans la même salle de bain, mais sans se voir les uns les autres. Ou encore ce raccourci en quatre images évoquant l’évolution de la grossesse de Sophie, comédienne québécoise jouant la pièce de Feydeau à Osaka : on la voit entrer, perdue, dans la cabine d’un photomaton (une caméra dévoile ce qui se joue à l’intérieur), sourire au deuxième flash, se tenir le ventre au troisième, puis poser avec son amie Hanako (traductrice aveugle, fille de Nozomi) et portant son bébé Pierre dans ses bras lors du quatrième.
Parmi ce flot d’images et de récits, ce qui est le plus marquant de cette nouvelle mouture, c’est de réaliser à quel point 23 ans plus tard, son rythme même n’est pas de ceux d’aujourd’hui : l’action est très lente, plusieurs séquences sont faites de peu de mots (s’appuyant sur un accompagnement musical à vue, toujours aussi précis et remarquable), mais l’on est accroché, parfois en larmes, souvent amusé.
C’est un spectacle, signé par un maître de la narration, du visuel, du récit au sens large, qui n’a rien perdu en qualité depuis que je l’ai vu à New York, Montréal et Paris, il y a 23 ans. Si on reconnaît encore deux interprètes de la première mouture (Rebecca Blankenship et Richard Fréchette, qui ont bonifié leur interprétation), le reste de la distribution est renouvelé, avec des interprètes correspondant plus aux divers âges et origines des protagonistes. Tous plongent avec brio, incarnant de multiples rôles tout au long de ce spectacle-fleuve. Accordons une mention spéciale à Christian Essiambre, qui campe Luke, puis son fils Jeffrey, dans une très belle gamme d’émotions. Soulignons aussi ces petits moments de grâce offerts par Donna Yamamoto (Hanako) et Philippe Thibault-Denis (Pierre) dans la dernière partie du spectacle. Hanako fête ses 60 ans, alors que Pierre vient chez elle pour étudier le Buto. Dans sa rencontre avec cette hibakusha aveugle, n’ayant jamais connu l’amour, Pierre va trouver sa voie de danseur et va charger d’humanité la clôture de ce long récit épique, traversé d’une flamme inentamée.
Texte : Éric Bernier, Gérard Bibeau, Normand Bissonnette, Rebecca Blankenship, Marie Brassard, Anne-Marie Cadieux, Normand Daneau, Richard Fréchette, Marie Gignac, Patrick Goyette, Robert Lepage, Macha Limonchik, Ghislaine Vincent. Mise en scène : Robert Lepage. Scénographie originale : Carl Fillion. Adaptation de la scénographie : Ariane Sauvé. Éclairages : Sonoyo Nishikawa. Musique et conception sonore : Michel F. Côté. Collaboration à la musique et musicien : Tetsuya Kudaka. Images : Keven Dubois. Costume : Virginie Leclerc. Accessoires : Claudia Gendreau. Images : Keven Dubois. Avec Rebecca Blankenship, Lorraine Côté, Christian Essiambre, Richard Fréchette, Tetsuya Kudaka, Myriam Leblanc, Umihiko Miya, Audrée Southière, Donna Yamamoto et Philippe Thibault-Denis. Présenté par Ex Machina au Diamant jusqu’au 15 septembre 2019.
Pour ouvrir la première saison du Diamant, son nouveau lieu de création tout juste inauguré à Québec, Robert Lepage a choisi de présenter Les Sept Branches de la rivière Ota, l’une de ses œuvres majeures, conçue entre 1994 et 1996. Un spectacle de sept heures, brassant larges les trajectoires, les références historiques, les personnages, pour enchaîner sept récits se déployant à travers le monde, tous reliés par un évènement fondateur : l’explosion de la bombe d’Hiroshima. Le pari est audacieux, mais il est remporté haut la main.
Les sept histoires se déroulent chronologiquement, de 1945 à 1999, en exposant les multiples conséquences de la rencontre d’un soldat américain et d’une survivante de l’attaque nucléaire, une hibakusha. La fable commence et se termine à Hiroshima, en passant par New York (1965), Osaka (1970), Amsterdam (1985) et Hiroshima encore, pendant le 50e anniversaire de la catastrophe, avec des retours en arrière vers le camp de concentration de Theresienstadt (1986). La pièce débute devant une maison japonaise (shoji coulissants, terrasses, jardins de gravier). Un photographe militaire, Luke O’Connor, documentant les décombres, rencontre Nozomi, femme au visage ravagé. Alors qu’ils se rapprochent, elle finira par lui demander de la photographier afin de pouvoir voir à quoi elle ressemble — tous les miroirs ayant été bannis de cette maison.
À la suite de sa relation avec Luke, Nozomi accouchera d’un petit Jeffrey, appelé ainsi en hommage au fils américain du soldat : c’est l’enjeu de la deuxième partie, où se rencontrent les deux frères, à New York 20 ans plus tard (la révélation se faisant à travers l’appareil photo du père et des pellicules non développées), dans un loft où se côtoient de nombreuses figures originales, dont une artiste tchèque, Jana Capek — elle-même rescapée des camps de concentration — et une jeune chanteuse hollandaise, Ada Weber, fille d’une cantatrice décédée dans le même camp. Encore 20 ans plus tard, Ada épousera à Amsterdam Jeffrey, le premier fils de Luke, atteint du sida, pour lui permettre de bénéficier d’une aide à mourir, pendant que Jana s’établira à Hiroshima pour pratiquer le zen et trouver la paix. À partir de ces fils et d’autres personnages, la fable déploie et tisse serrées les intrigues, multiplie les retrouvailles sur plus de 50 ans. Comme souvent chez Lepage, les parcours intimes croisent la grande histoire, ici les principaux fléaux du 20e siècle.
La mémoire des images
Tous ces fils narratifs se déroulent dans un même dispositif, une façade de bois, dans laquelle glissent divers panneaux grâce à un système de rails. À chaque glissement de panneaux, d’écrans, de miroirs, le spectateur bascule d’un lieu à un autre : une terrasse de café, l’arrière d’un décor de théâtre (lors d’une représentation d’une pièce de Feydeau à Osaka), la baie de Miyajima, des appartements new-yorkais que l’on voit en coupe, etc. Le dispositif est une boîte à illusion hypnotique. La belle maîtrise de Lepage s’illustre particulièrement dans les transitions ou changements à vue et dans l’onirisme des raccourcis temporels. On a l’impression — à l’instar de cette danse du kimono dans laquelle ressurgissent tous les protagonistes — que les lieux libèrent toutes sortes de personnages, comme si des photographies de ces 50 ans d’histoire se mélangeaient soudain. Par exemple, il y a ce moment où les locataires du loft sont dans la même salle de bain, mais sans se voir les uns les autres. Ou encore ce raccourci en quatre images évoquant l’évolution de la grossesse de Sophie, comédienne québécoise jouant la pièce de Feydeau à Osaka : on la voit entrer, perdue, dans la cabine d’un photomaton (une caméra dévoile ce qui se joue à l’intérieur), sourire au deuxième flash, se tenir le ventre au troisième, puis poser avec son amie Hanako (traductrice aveugle, fille de Nozomi) et portant son bébé Pierre dans ses bras lors du quatrième.
Parmi ce flot d’images et de récits, ce qui est le plus marquant de cette nouvelle mouture, c’est de réaliser à quel point 23 ans plus tard, son rythme même n’est pas de ceux d’aujourd’hui : l’action est très lente, plusieurs séquences sont faites de peu de mots (s’appuyant sur un accompagnement musical à vue, toujours aussi précis et remarquable), mais l’on est accroché, parfois en larmes, souvent amusé.
C’est un spectacle, signé par un maître de la narration, du visuel, du récit au sens large, qui n’a rien perdu en qualité depuis que je l’ai vu à New York, Montréal et Paris, il y a 23 ans. Si on reconnaît encore deux interprètes de la première mouture (Rebecca Blankenship et Richard Fréchette, qui ont bonifié leur interprétation), le reste de la distribution est renouvelé, avec des interprètes correspondant plus aux divers âges et origines des protagonistes. Tous plongent avec brio, incarnant de multiples rôles tout au long de ce spectacle-fleuve. Accordons une mention spéciale à Christian Essiambre, qui campe Luke, puis son fils Jeffrey, dans une très belle gamme d’émotions. Soulignons aussi ces petits moments de grâce offerts par Donna Yamamoto (Hanako) et Philippe Thibault-Denis (Pierre) dans la dernière partie du spectacle. Hanako fête ses 60 ans, alors que Pierre vient chez elle pour étudier le Buto. Dans sa rencontre avec cette hibakusha aveugle, n’ayant jamais connu l’amour, Pierre va trouver sa voie de danseur et va charger d’humanité la clôture de ce long récit épique, traversé d’une flamme inentamée.
Les Sept Branches de la rivière Ota
Texte : Éric Bernier, Gérard Bibeau, Normand Bissonnette, Rebecca Blankenship, Marie Brassard, Anne-Marie Cadieux, Normand Daneau, Richard Fréchette, Marie Gignac, Patrick Goyette, Robert Lepage, Macha Limonchik, Ghislaine Vincent. Mise en scène : Robert Lepage. Scénographie originale : Carl Fillion. Adaptation de la scénographie : Ariane Sauvé. Éclairages : Sonoyo Nishikawa. Musique et conception sonore : Michel F. Côté. Collaboration à la musique et musicien : Tetsuya Kudaka. Images : Keven Dubois. Costume : Virginie Leclerc. Accessoires : Claudia Gendreau. Images : Keven Dubois. Avec Rebecca Blankenship, Lorraine Côté, Christian Essiambre, Richard Fréchette, Tetsuya Kudaka, Myriam Leblanc, Umihiko Miya, Audrée Southière, Donna Yamamoto et Philippe Thibault-Denis. Présenté par Ex Machina au Diamant jusqu’au 15 septembre 2019.