Critiques

Là où le sang se mêle : Rapailler nos esprits disloqués

Le théâtre MenuentakuanJean-François Brière

Le théâtre Menuentakuan nous convie dans un cercle de guérison pour une catharsis collective. Les sièges sont disposés sur des gradins surplombant une scène vide, point de rencontre entre un passé douloureux et un avenir inexistant, que la lumière peine à illuminer. Dans une langue brute et directe, les personnages tentent de se reconstruire après les pensionnats où ils ont été brutalisés, violés, dépouillés de leur parole et de leur culture. Pour ce spectacle, Menuentakuan a invité une aînée de la communauté huronne-wendat, comme le veut la tradition. Diane Andicha Picard, de Wendake, nous accueille et nous souhaite la bienvenue.

La pièce se déroule dans ce cercle, habité par une seule table mobile qui délimite les lieux selon son emplacement : la taverne, la rivière, le pont, la maison de Floyd. Dans cet espace réduit se déploie le drame. Aujourd’hui dévastés, les protagonistes se remémorent les moments glorieux de leur enfance — dont cette mirifique capture d’un esturgeon géant — et les sévices indélébiles subis dans les pensionnats. Leurs rêves de liberté ont été détruits par des punitions exemplaires, effilochant petit à petit leur esprit. Dans ce monde reclus, enfermé dans l’alcool et le renoncement, June tente de sauver ce qu’il reste d’humanité chez Quêteux, son amoureux, et Floyd, son ami.

Christine, la fille de Floyd que les autorités lui avaient retirée pour inaptitude parentale à la suite du suicide de sa mère, revient au pays après avoir été élevée dans une famille adoptive, aimante mais non autochtone. L’annonce de son arrivée provoque un chaos émotif dans la petite communauté. La rencontre entre le père et la fille est le point de bascule, la brèche permettant à l’amour filial de faire éclater en miettes cet homme-zombie. Nécessaire rupture, pour une réconciliation d’abord avec soi-même, ensuite avec sa fille, puis avec le reste du monde qui reprend vie. Il faut traverser le pont qui sépare l’univers des esprits de celui des vivants.

Le théâtre MenuentakuanJean-François Brière

Un théâtre du vrai

Le texte raconte en 90 minutes les effets catastrophiques des politiques canadiennes envers les Autochtones. L’intensité bouleversante de Floyd (Marco Collin), dans son désarroi et son impuissance, et jusque dans sa honte devant cette femme qui revient le trouver et qui lui reproche de l’avoir abandonnée, nous arrache les larmes.

Soleil Launière, brillante, offre une Christine déterminée à sauver son père en se sauvant elle-même. Charles Bender, pour sa part, se montre solide en Quêteux fanfaron, terrorisé par les démons du passé. Ces êtres, rompus par un destin horrible, s’accrochent à la jeune génération, qui leur redonnera fierté et confiance. Il y a des scènes où l’émotion nous étreint la gorge. Le refus initial de Floyd de rencontrer Christine frappe comme un coup de couteau en plein cœur. Elle se décompose sous le choc. Et lui, s’affaisse. Alors s’est produit lors de la première un événement inouï, non prévu dans la mise en scène : l’aînée a traversé le cercle pour aller prendre Floyd dans ses bras. Sous ses caresses bienveillantes, il est redevenu un petit enfant. Un inoubliable moment de vérité.

Là où le sang se mêle est une proposition d’une grande cohérence, toute en subtilité. Tout coule de source dans cette pièce qui, en partant d’une famille, illustre le destin interrompu des Autochtones : les éclairages, la bande sonore, le déplacement précis de la table multifonctionnelle, les interactions entre les personnages, allant de la violence à la tendresse et où l’amitié et l’amour, malgré leur effritement, maintiennent encore une sorte de cohésion sociale. June (puissante Émilie Monnet) représente le dernier rempart contre l’éclatement. Quel texte !

Soulignons enfin le dispositif global du cercle, où nous sommes invités à venir témoigner après la représentation. Un échange véritable, où l’aînée et Bender lui-même insistent sur le fait que les Blancs n’ont pas à s’excuser ou à se sentir coupables des fautes des dirigeants du passé. Le temps de la guérison et de la réconciliation est venu. Là où le sang se mêle se veut un jalon concret dans ce processus et une situation adéquate pour nous retrouver sur le même territoire. En quittant la scène, Bender nous invite à déposer nos mouchoirs remplis de larmes dans un sac qui sera ensuite brûlé lors d’une cérémonie, devenant ainsi symbole de notre douleur commune.

Là où le sang se mêle

Texte : Kevin Loring. Traduction et mise en scène : Charles Bender. Assistance à la mise en scène : Élaine Normandeau. Distribution : Charles Bender, Marco Collin, Xavier Huard, Soleil Launière et Émilie Monnet. Conception d’éclairage et mentorat technique : Geoff Levine. Direction de production : Lucie Mineau. Aînée invitée : Diane Andicha Picard, Huronne-Wendat. Une production de Menuentakuan, en collaboration avec Teesri Duniya, présentée au Diamant jusqu’au 12 octobre 2019.