Dans le numéro 172 de JEU, Ralph Elawani se penche sur la question du rire au théâtre, en s’intéressant à ce qui provoque celui-ci. En complément de son article intitulé « Un attentat contre l’ennui », nous publions ici la version intégrale de l’échange ayant eu lieu entre le journaliste et l’auteur et metteur en scène français Thibaud Croisy, à qui l’on doit des pièces comme La prophétie des Lilas et 4 rêves non censurés en présence de Fleur Pellerin, mais également plusieurs textes polémiques, parus notamment dans Le Monde.
Charles Baudelaire définit le rire comme une manière de « s’adonner à ses instincts plutôt que de les sublimer ». En cette époque où l’on se veut politiquement corrects (et par extension pacifiés, moins violents et théoriquement plus attentifs aux souffrances des autres), on se rend compte que les instincts qui ressortent sont surtout ceux de la colère et de la violence, particulièrement sur les médias sociaux. Vivons-nous dans un monde post-humoristique et, si tel est le cas, quel impact cela a-t-il sur le théâtre ?
Dire que nous vivons dans un monde « post-humoristique », c’est oublier la place prépondérante accordée à l’humour dans les productions de notre temps. Il suffit d’ouvrir un magazine, de regarder la publicité ou de faire un tour dans le « off » du Festival d’Avignon pour en prendre la mesure. À la radio, toutes les matinales ont leur comique attitré (Stéphane Guillon, François Morel, Guillaume Meurice) et, encore récemment, en regardant L’émission politique de France 2, je découvrais que la chaîne avait fait appel à une chroniqueuse, Charline Vanhoenacker, pour interpeler l’invité politique et s’en moquer, le temps d’une brève séquence carnavalesque. Ce phénomène est intéressant, car il témoigne d’une stricte répartition de la parole : d’un côté, l’esprit de sérieux incarné par le journaliste, prétendument neutre et objectif ; de l’autre, une pseudo-impertinence qui s’exprime par la bouche d’un histrion, censé dire tout haut ce que le présentateur tait.
Cette étanchéité entre les tons et les genres se retrouve dans le paysage culturel, à un autre niveau. Par exemple, les théâtres privé et amateur se distinguent par une surreprésentation d’objets divertissants (comédies légères, sketchs, one-man-show, stand-up, matchs d’improvisation), tandis que le théâtre public ne cesse de donner des gages de sérieux et de prouver, à longueur de brochure, l’utilité sociale de tout ce qu’il présente. Chez lui, le rire n’est jamais tout à fait gratuit. Cette dichotomie dessine un paysage dans lequel les tons et les esthétiques restent très cloisonnés, très figés, avec une faible dose d’hybridation et de mixité, en dépit de ce qu’on voudrait nous faire croire. Si bien que le spectateur un tant soit peu averti sait déjà à quel type d’humour s’attendre, avant même que la pièce ait commencé. De là ce sentiment de lassitude, très partagé, et cette impression que les pièces comiques sont finalement assez convenues, complaisantes, et qu’elles ne bousculent pas grand-chose.
Dans L’art du politiquement correct (2019), Isabelle Barbéris parle beaucoup de la différence entre la représentation et la représentativité au théâtre. Ce faisant, elle souligne à quel point le rire inclusif n’existe pas, puisque le mécanisme du rire consiste presque toujours à exclure quelqu’un ou quelque chose. Qu’en dites-vous ?
En effet, un rire inclusif serait un bel oxymore, mais tout à fait emblématique du marketing de l’« inclusivité » qu’on essaye de nous vendre. À la rigueur, ce qui pourrait s’en rapprocher serait le rire consensuel, celui qui inclut tout le monde dans un seul et même gag, une plaisanterie attendue qui arrive au bon moment. C’est, par excellence, le rire du public de télévision : une réaction massive, impersonnelle, artificielle, tellement anonyme qu’elle est parfois directement remplacée par une bande-son. En revanche, beaucoup plus rare est le rire qui divise, qui clive une salle ou le spectateur lui-même. Ce rire dangereux, qui advient presque malgré nous et qui menace l’intégrité de la représentation dont nous rions, mais aussi la nôtre, puisqu’on ne sait pas immédiatement ce que notre gloussement signifie.
Depuis quelque temps, ce rire « bête et méchant », problématique, limite, fait l’objet d’attaques répétées au nom de la morale. L’artiste est sommé de mettre son humour noir en veilleuse. Il ne doit plus se moquer des faibles, des « victimes », ou de ceux qui sont considérés comme tels, selon des raccourcis d’ailleurs bien rapides : les femmes, les homosexuels, les immigrés, les pauvres, les malades, les personnes handicapées, etc. C’est là que la représentativité passe au premier plan et qu’elle éclipse la représentation, puisque certains vont juger qu’une œuvre est « discriminante » dès l’instant où un personnage minoritaire est caricaturé. Or, rire d’un caractère, d’un trait de langage ou d’un trait physique, a fortiori quand il s’agit d’un personnage fictif, ne signifie pas nécessairement que l’auteur condamne la catégorie à laquelle ce personnage appartient. Au contraire, la scène est un des rares endroits où un artiste peut tenir des propos auxquels il n’adhère pas et mettre dans la bouche de ses personnages des phrases délibérément monstrueuses et choquantes.
À cet égard, l’essai d’Isabelle Barbéris souligne bien le rapport très « premier degré » que certains spectateurs entretiennent avec ce qu’ils voient, et comment ils évacuent la représentation au profit de la représentativité. Ceux-là ne souhaitent plus tant voir des représentations complexes, ambiguës, ambivalentes, que des figures représentatives, des personnages qui leur ressemblent, des porte-paroles monolithiques qui les valorisent et les « défendent ». D’où leur indignation quand ils estiment que ces « représentants » ne les représentent pas bien, ou pas comme ils le désireraient. Ils s’empressent alors d’incriminer la représentation en la jugeant offensante.
Dans un essai récent, L’art sous contrôle (PUF, 2019), la philosophe Carole Talon-Hugon rappelle pourtant que l’offense n’est pas une catégorie pertinente, ni même suffisante, pour condamner ou interdire une œuvre, car elle se fonde sur le ressenti individuel et sur des susceptibilités potentiellement infinies. L’offense est ce qui heurte la perception, dérange, trouble, mais elle se distingue du préjudice, qui est un dommage grave et concret causé à une personne, et qui appelle une réparation légitime. Qu’on le veuille ou non, l’offense est un des effets possibles d’une représentation artistique. Quant à la comédie, la parodie, la satire ou la caricature, elles contiennent toujours une part d’offense, plus ou moins importante, plus ou moins explosive. Comme le disait Henri Bergson, le rire est toujours « une espèce de brimade sociale » étrangère à la notion de « bonté », car il fait appel à notre cruauté fondamentale. Et Baudelaire ne pensait pas autre chose quand il écrivait que le rire est diabolique, satanique, « donc profondément humain ». Qui n’a pas vécu une situation dans laquelle les autres ont ri de lui, à ses dépens ou à son insu ? Tout le monde sait que cela peut être vexant, agaçant, blessant, mais c’est le principe même du rire et personne n’a jamais songé à engager des poursuites judiciaires contre celui qui nous moquait publiquement. Je ne vois pas pourquoi il en irait ainsi avec une œuvre d’art.
Le rire peut être conventionnel ou instinctif. D’après vous, qu’est-ce qui pousse l’un à prendre le dessus sur l’autre ?
Un rire conventionnel est un rire clair, facile, connu. C’est une émotion que l’on a déjà éprouvée des milliers de fois et qui, en général, ne fait plus tellement rire. En revanche, le rire instinctif me parait beaucoup plus intéressant parce qu’il nous échappe. C’est un geste irréfléchi que le corps produit « tout seul », sans que nous l’ayons pensé. En quelque sorte, il produit un court-circuit entre le corps et l’esprit. Tout à coup, notre corps est débordé par une émotion, comme il peut être submergé par les larmes, et dans le temps de ce débordement, il congédie la morale, les normes, le surmoi, la loi. Le rire instinctif est d’abord un oubli de soi, et sans doute un oubli du monde, un trou par lequel on peut s’abstraire de la société et être enfin soi-même, retrouver son impulsivité première. Si ce rire déborde, c’est aussi parce qu’il est dissonant : gros, gras, bruyant, archaïque.
Au théâtre, il est particulièrement apprécié parce qu’il réintroduit du mouvement dans le corps du spectateur et parce qu’il a une influence concrète sur le jeu du comédien comme sur le reste du public. Nous avons tous assisté à une représentation pendant laquelle on entend un rire isolé, qui pose question ; nous avons tous vu une scène dont on est le seul à rire ; nous avons tous observé un acteur qui est mis à l’épreuve par des rires sonores, inattendus, et qui doit composer avec, adapter son jeu… Ces réactions excentriques, inconvenantes et à contretemps sont parfois les plus intéressantes parce qu’elles instaurent une communication qui ne passe plus par les mots, mais par l’énergie.
Qu’est-ce qu’un comique subversif ? Quelles bornes repousse-t-on lorsqu’on se croit subversif ?
C’est la question que se posent tous les artistes comiques et, à mon sens, ils se la posent un peu trop. Car on n’est jamais moins subversif qu’en essayant de l’être à tout prix. Essentialiser la subversion ou penser qu’elle adviendra miraculeusement grâce à je ne sais quelle formule est un contresens total, qui va à l’encontre même de l’idée de subversion. Sans doute faudrait-il rappeler que la subversion est d’abord contextuelle et que, contrairement à ce que certains imaginent, elle n’existe pas en soi, mais dépend d’un temps, d’un espace, d’un public, de ses attentes, des conventions. Elle n’est pas tous les soirs au rendez-vous et, quand elle advient, c’est seulement parce que l’artiste a réussi à produire de l’imprévisible, à l’instar de cette tarte à la crème qui s’abat sur le visage d’un puissant, au moment où il s’y attend le moins. L’entartage est d’ailleurs une bonne image pour penser la subversion parce que ce geste soudain vient ruiner tous les efforts qu’une personne a fournis pour se montrer crédible et respectable. Grâce à un geste facile, à la portée de tous, une somme d’efforts colossale s’effondre instantanément… Bergson aimait citer le philosophe Herbert Spencer qui affirmait que le rire est « l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide ».
Cette phrase me semble particulièrement éclairante, car la subversion m’est toujours apparue comme une manière de nous renvoyer à notre néant, de nous le jeter au visage, et de faire en sorte que l’on puisse s’y fondre, l’espace d’un instant. Dans un monde qui a tendance à éliminer toute forme de vide, ce retour au rien, au nul, est particulièrement précieux. On voit bien ici que la subversion naît d’une absence de respect, d’une utilisation désinvolte du corps ou du langage. Qu’elle s’exprime par les mots ou les gestes, elle cherche à mettre en danger une situation d’énonciation jugée trop confortable, ainsi que la perception que les autres peuvent avoir de nous.
Subvertir, provoquer, c’est donc réintroduire de la mobilité là où il n’y en a plus, commettre un attentat contre l’ennui, la monotonie, la fixité du vivant et, par-là, tester la dérision de ceux à qui on s’adresse. Pour autant, la violence seule ne suffit pas à être subversive ; un entartage ne peut être réussi qu’à condition d’avoir soigneusement identifié le Tartuffe du moment. Cela nous rappelle que la subversion est avant tout un geste sensible, réfléchi, même si cette réflexion est de l’ordre de la fulgurance. Le scandale nous le fait parfois oublier, mais il n’y a pas de subversion sans observation ni clairvoyance, deux qualités nécessaires pour pouvoir frapper juste.
Croyez-vous que le manque d’humour soit un refus de la condition humaine ?
Je ne dirais pas ça comme ça. Je pense plutôt qu’il n’y a plus d’espoir à partir du moment où on a perdu le sens de l’humour. Quand on ne peut plus rire de rien ou quand on n’y arrive plus parce que quelque chose est bloqué en nous, verrouillé, alors là, oui, c’est foutu. Définitivement. Quand j’étais adolescent, j’avais été marqué par cette phrase d’Eugène Ionesco qui disait : « là où il n’y a pas d’humour, il y a des camps de concentration ». Ce que j’y avais entendu, au-delà de la référence à la Shoah, c’est que celui qui ne rit plus est mort ; c’est quelqu’un qui a capitulé et qui attend que la mort le prenne. D’où l’importance, si on veut rester vivant, de savoir rire en toutes circonstances, y compris de soi, y compris des malheurs qui nous frappent, de nos douleurs et des atrocités glaçantes que la vie nous réserve.
Le rire du désespoir, celui qui naît du sentiment d’absurdité face à ce qui nous arrive et qui s’appelle l’autodérision est pour moi une émotion salvatrice, parce qu’elle nous permet de sortir de nous, de nous quitter, nous racler, d’esquiver les coups portés par notre effroyable réalité. Mais le rire est-il autre chose que cela ? « L’extase ne fait que sourire, écrivait Charles Robert Maturin dans le roman Melmoth ou l’Homme errant, c’est le désespoir qui rit ». Peut-être faudrait-il penser que certaines formes de rire sont des réactions physiques qui s’emparent de nous quand le désespoir nous accule, une manière de le cracher. Pour ma part, je ne me suis pas fait beaucoup de promesses dans la vie, mais je me suis au moins fait celle de me marrer jusqu’au bout.
Dans le numéro 172 de JEU, Ralph Elawani se penche sur la question du rire au théâtre, en s’intéressant à ce qui provoque celui-ci. En complément de son article intitulé « Un attentat contre l’ennui », nous publions ici la version intégrale de l’échange ayant eu lieu entre le journaliste et l’auteur et metteur en scène français Thibaud Croisy, à qui l’on doit des pièces comme La prophétie des Lilas et 4 rêves non censurés en présence de Fleur Pellerin, mais également plusieurs textes polémiques, parus notamment dans Le Monde.
Charles Baudelaire définit le rire comme une manière de « s’adonner à ses instincts plutôt que de les sublimer ». En cette époque où l’on se veut politiquement corrects (et par extension pacifiés, moins violents et théoriquement plus attentifs aux souffrances des autres), on se rend compte que les instincts qui ressortent sont surtout ceux de la colère et de la violence, particulièrement sur les médias sociaux. Vivons-nous dans un monde post-humoristique et, si tel est le cas, quel impact cela a-t-il sur le théâtre ?
Dire que nous vivons dans un monde « post-humoristique », c’est oublier la place prépondérante accordée à l’humour dans les productions de notre temps. Il suffit d’ouvrir un magazine, de regarder la publicité ou de faire un tour dans le « off » du Festival d’Avignon pour en prendre la mesure. À la radio, toutes les matinales ont leur comique attitré (Stéphane Guillon, François Morel, Guillaume Meurice) et, encore récemment, en regardant L’émission politique de France 2, je découvrais que la chaîne avait fait appel à une chroniqueuse, Charline Vanhoenacker, pour interpeler l’invité politique et s’en moquer, le temps d’une brève séquence carnavalesque. Ce phénomène est intéressant, car il témoigne d’une stricte répartition de la parole : d’un côté, l’esprit de sérieux incarné par le journaliste, prétendument neutre et objectif ; de l’autre, une pseudo-impertinence qui s’exprime par la bouche d’un histrion, censé dire tout haut ce que le présentateur tait.
Cette étanchéité entre les tons et les genres se retrouve dans le paysage culturel, à un autre niveau. Par exemple, les théâtres privé et amateur se distinguent par une surreprésentation d’objets divertissants (comédies légères, sketchs, one-man-show, stand-up, matchs d’improvisation), tandis que le théâtre public ne cesse de donner des gages de sérieux et de prouver, à longueur de brochure, l’utilité sociale de tout ce qu’il présente. Chez lui, le rire n’est jamais tout à fait gratuit. Cette dichotomie dessine un paysage dans lequel les tons et les esthétiques restent très cloisonnés, très figés, avec une faible dose d’hybridation et de mixité, en dépit de ce qu’on voudrait nous faire croire. Si bien que le spectateur un tant soit peu averti sait déjà à quel type d’humour s’attendre, avant même que la pièce ait commencé. De là ce sentiment de lassitude, très partagé, et cette impression que les pièces comiques sont finalement assez convenues, complaisantes, et qu’elles ne bousculent pas grand-chose.
Dans L’art du politiquement correct (2019), Isabelle Barbéris parle beaucoup de la différence entre la représentation et la représentativité au théâtre. Ce faisant, elle souligne à quel point le rire inclusif n’existe pas, puisque le mécanisme du rire consiste presque toujours à exclure quelqu’un ou quelque chose. Qu’en dites-vous ?
En effet, un rire inclusif serait un bel oxymore, mais tout à fait emblématique du marketing de l’« inclusivité » qu’on essaye de nous vendre. À la rigueur, ce qui pourrait s’en rapprocher serait le rire consensuel, celui qui inclut tout le monde dans un seul et même gag, une plaisanterie attendue qui arrive au bon moment. C’est, par excellence, le rire du public de télévision : une réaction massive, impersonnelle, artificielle, tellement anonyme qu’elle est parfois directement remplacée par une bande-son. En revanche, beaucoup plus rare est le rire qui divise, qui clive une salle ou le spectateur lui-même. Ce rire dangereux, qui advient presque malgré nous et qui menace l’intégrité de la représentation dont nous rions, mais aussi la nôtre, puisqu’on ne sait pas immédiatement ce que notre gloussement signifie.
Depuis quelque temps, ce rire « bête et méchant », problématique, limite, fait l’objet d’attaques répétées au nom de la morale. L’artiste est sommé de mettre son humour noir en veilleuse. Il ne doit plus se moquer des faibles, des « victimes », ou de ceux qui sont considérés comme tels, selon des raccourcis d’ailleurs bien rapides : les femmes, les homosexuels, les immigrés, les pauvres, les malades, les personnes handicapées, etc. C’est là que la représentativité passe au premier plan et qu’elle éclipse la représentation, puisque certains vont juger qu’une œuvre est « discriminante » dès l’instant où un personnage minoritaire est caricaturé. Or, rire d’un caractère, d’un trait de langage ou d’un trait physique, a fortiori quand il s’agit d’un personnage fictif, ne signifie pas nécessairement que l’auteur condamne la catégorie à laquelle ce personnage appartient. Au contraire, la scène est un des rares endroits où un artiste peut tenir des propos auxquels il n’adhère pas et mettre dans la bouche de ses personnages des phrases délibérément monstrueuses et choquantes.
À cet égard, l’essai d’Isabelle Barbéris souligne bien le rapport très « premier degré » que certains spectateurs entretiennent avec ce qu’ils voient, et comment ils évacuent la représentation au profit de la représentativité. Ceux-là ne souhaitent plus tant voir des représentations complexes, ambiguës, ambivalentes, que des figures représentatives, des personnages qui leur ressemblent, des porte-paroles monolithiques qui les valorisent et les « défendent ». D’où leur indignation quand ils estiment que ces « représentants » ne les représentent pas bien, ou pas comme ils le désireraient. Ils s’empressent alors d’incriminer la représentation en la jugeant offensante.
Dans un essai récent, L’art sous contrôle (PUF, 2019), la philosophe Carole Talon-Hugon rappelle pourtant que l’offense n’est pas une catégorie pertinente, ni même suffisante, pour condamner ou interdire une œuvre, car elle se fonde sur le ressenti individuel et sur des susceptibilités potentiellement infinies. L’offense est ce qui heurte la perception, dérange, trouble, mais elle se distingue du préjudice, qui est un dommage grave et concret causé à une personne, et qui appelle une réparation légitime. Qu’on le veuille ou non, l’offense est un des effets possibles d’une représentation artistique. Quant à la comédie, la parodie, la satire ou la caricature, elles contiennent toujours une part d’offense, plus ou moins importante, plus ou moins explosive. Comme le disait Henri Bergson, le rire est toujours « une espèce de brimade sociale » étrangère à la notion de « bonté », car il fait appel à notre cruauté fondamentale. Et Baudelaire ne pensait pas autre chose quand il écrivait que le rire est diabolique, satanique, « donc profondément humain ». Qui n’a pas vécu une situation dans laquelle les autres ont ri de lui, à ses dépens ou à son insu ? Tout le monde sait que cela peut être vexant, agaçant, blessant, mais c’est le principe même du rire et personne n’a jamais songé à engager des poursuites judiciaires contre celui qui nous moquait publiquement. Je ne vois pas pourquoi il en irait ainsi avec une œuvre d’art.
Le rire peut être conventionnel ou instinctif. D’après vous, qu’est-ce qui pousse l’un à prendre le dessus sur l’autre ?
Un rire conventionnel est un rire clair, facile, connu. C’est une émotion que l’on a déjà éprouvée des milliers de fois et qui, en général, ne fait plus tellement rire. En revanche, le rire instinctif me parait beaucoup plus intéressant parce qu’il nous échappe. C’est un geste irréfléchi que le corps produit « tout seul », sans que nous l’ayons pensé. En quelque sorte, il produit un court-circuit entre le corps et l’esprit. Tout à coup, notre corps est débordé par une émotion, comme il peut être submergé par les larmes, et dans le temps de ce débordement, il congédie la morale, les normes, le surmoi, la loi. Le rire instinctif est d’abord un oubli de soi, et sans doute un oubli du monde, un trou par lequel on peut s’abstraire de la société et être enfin soi-même, retrouver son impulsivité première. Si ce rire déborde, c’est aussi parce qu’il est dissonant : gros, gras, bruyant, archaïque.
Au théâtre, il est particulièrement apprécié parce qu’il réintroduit du mouvement dans le corps du spectateur et parce qu’il a une influence concrète sur le jeu du comédien comme sur le reste du public. Nous avons tous assisté à une représentation pendant laquelle on entend un rire isolé, qui pose question ; nous avons tous vu une scène dont on est le seul à rire ; nous avons tous observé un acteur qui est mis à l’épreuve par des rires sonores, inattendus, et qui doit composer avec, adapter son jeu… Ces réactions excentriques, inconvenantes et à contretemps sont parfois les plus intéressantes parce qu’elles instaurent une communication qui ne passe plus par les mots, mais par l’énergie.
Qu’est-ce qu’un comique subversif ? Quelles bornes repousse-t-on lorsqu’on se croit subversif ?
C’est la question que se posent tous les artistes comiques et, à mon sens, ils se la posent un peu trop. Car on n’est jamais moins subversif qu’en essayant de l’être à tout prix. Essentialiser la subversion ou penser qu’elle adviendra miraculeusement grâce à je ne sais quelle formule est un contresens total, qui va à l’encontre même de l’idée de subversion. Sans doute faudrait-il rappeler que la subversion est d’abord contextuelle et que, contrairement à ce que certains imaginent, elle n’existe pas en soi, mais dépend d’un temps, d’un espace, d’un public, de ses attentes, des conventions. Elle n’est pas tous les soirs au rendez-vous et, quand elle advient, c’est seulement parce que l’artiste a réussi à produire de l’imprévisible, à l’instar de cette tarte à la crème qui s’abat sur le visage d’un puissant, au moment où il s’y attend le moins. L’entartage est d’ailleurs une bonne image pour penser la subversion parce que ce geste soudain vient ruiner tous les efforts qu’une personne a fournis pour se montrer crédible et respectable. Grâce à un geste facile, à la portée de tous, une somme d’efforts colossale s’effondre instantanément… Bergson aimait citer le philosophe Herbert Spencer qui affirmait que le rire est « l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide ».
Cette phrase me semble particulièrement éclairante, car la subversion m’est toujours apparue comme une manière de nous renvoyer à notre néant, de nous le jeter au visage, et de faire en sorte que l’on puisse s’y fondre, l’espace d’un instant. Dans un monde qui a tendance à éliminer toute forme de vide, ce retour au rien, au nul, est particulièrement précieux. On voit bien ici que la subversion naît d’une absence de respect, d’une utilisation désinvolte du corps ou du langage. Qu’elle s’exprime par les mots ou les gestes, elle cherche à mettre en danger une situation d’énonciation jugée trop confortable, ainsi que la perception que les autres peuvent avoir de nous.
Subvertir, provoquer, c’est donc réintroduire de la mobilité là où il n’y en a plus, commettre un attentat contre l’ennui, la monotonie, la fixité du vivant et, par-là, tester la dérision de ceux à qui on s’adresse. Pour autant, la violence seule ne suffit pas à être subversive ; un entartage ne peut être réussi qu’à condition d’avoir soigneusement identifié le Tartuffe du moment. Cela nous rappelle que la subversion est avant tout un geste sensible, réfléchi, même si cette réflexion est de l’ordre de la fulgurance. Le scandale nous le fait parfois oublier, mais il n’y a pas de subversion sans observation ni clairvoyance, deux qualités nécessaires pour pouvoir frapper juste.
Croyez-vous que le manque d’humour soit un refus de la condition humaine ?
Je ne dirais pas ça comme ça. Je pense plutôt qu’il n’y a plus d’espoir à partir du moment où on a perdu le sens de l’humour. Quand on ne peut plus rire de rien ou quand on n’y arrive plus parce que quelque chose est bloqué en nous, verrouillé, alors là, oui, c’est foutu. Définitivement. Quand j’étais adolescent, j’avais été marqué par cette phrase d’Eugène Ionesco qui disait : « là où il n’y a pas d’humour, il y a des camps de concentration ». Ce que j’y avais entendu, au-delà de la référence à la Shoah, c’est que celui qui ne rit plus est mort ; c’est quelqu’un qui a capitulé et qui attend que la mort le prenne. D’où l’importance, si on veut rester vivant, de savoir rire en toutes circonstances, y compris de soi, y compris des malheurs qui nous frappent, de nos douleurs et des atrocités glaçantes que la vie nous réserve.
Le rire du désespoir, celui qui naît du sentiment d’absurdité face à ce qui nous arrive et qui s’appelle l’autodérision est pour moi une émotion salvatrice, parce qu’elle nous permet de sortir de nous, de nous quitter, nous racler, d’esquiver les coups portés par notre effroyable réalité. Mais le rire est-il autre chose que cela ? « L’extase ne fait que sourire, écrivait Charles Robert Maturin dans le roman Melmoth ou l’Homme errant, c’est le désespoir qui rit ». Peut-être faudrait-il penser que certaines formes de rire sont des réactions physiques qui s’emparent de nous quand le désespoir nous accule, une manière de le cracher. Pour ma part, je ne me suis pas fait beaucoup de promesses dans la vie, mais je me suis au moins fait celle de me marrer jusqu’au bout.