Critiques

L’Encre noire : Une Tresse métissée serré

Valérie Boulet

Il faut un certain temps pour comprendre que le spectacle a débuté. À cause de la pénombre persistante, des lumières fumeuses qui floutent les contours, L’Encre noire, chorégraphié et interprété par Geneviève Boulet, Erin O’Loughlin et Laura Toma, se risque dans une dimension opaque, où les formes sont à peine perceptibles.

Une couverture posée au sol finit par bouger, des pieds s’en extirpent, trois corps s’étirent, que l’on distingue peu à peu. On pense à une naissance dans un tableau de Soulages; c’est lent, organique et magnifique à la fois, une esthétique de la disparition utilisée pour mieux distiller l’essence d’une vision. Il n’en restera qu’un corps féminin nu, recourbé comme un asticot, et c’est ainsi que la jeune compagnie La Tresse signe avec brio l’introduction si picturale de sa première pièce intégrale.

Valérie Boulet

 
La lecture du synopsis nous apprend que L’Encre noire a été créée en Irlande et qu’elle s’inspire des origines roumaines, québécoises et irlandaises de ses trois conceptrices, qui ont voulu « honorer la trinité sacrée de la Vierge, la Mère et la Sage », en puisant dans les contes et légendes celtiques. Les tableaux enchaînent les références discrètes au folklore dans une construction qui privilégie gravité et austérité, parfois aux dépens du spectacle.

Quand les chevelures tournoient librement à la manière de pinceaux décomplexés, les mains des interprètes restent emprisonnées dans les manches d’une camisole. Et quand les danseuses reviennent, ferrées de chaussures à claquettes, c’est pour entamer une marche quasi militaire, au rythme métronomique. Ah! Voici une trouée de lumière : quelques postures de flamenco à peine esquissées et vite rangées… Visiblement, la figure libre n’a pas sa place dans cet univers vespéral, où les corps sont plus souvent prostrés ou parcourus d’un mouvement sinusoïdal.

En fond de scène, un vitrail en losange, matérialise cet espace sacré devant lequel on peut autant s’ennuyer que s’émouvoir. La trame sonore conçue par Antoine Berthiaume et feu Marc Bartissol, à qui est dédié le spectacle, exacerbe la sombre étrangeté des tableaux. Comme une percée de soleil bienvenue, la représentation se referme ensuite sur des chorégraphies plus éclatées, aux apparitions fantasmagoriques. Les corps s’imbriquent alors dans un jeu savant de positions entremêlées pour former de drôles de créatures, tête en arrière, pieds en avant.

Contre toute attente, la couleur revient en grand et en violet par la mosette, cette courte pèlerine posée sur les épaules des cardinaux et des évêques, un accessoire réinventé par La Tresse qui s’en fait un justaucorps protéiforme. Les robes tournoient, les jupons se lèvent. L’une des chorégraphies finales réunit au diapason les trois danseuses vêtues de violet éclatant et cousine avec l’énergie radieuse de la troupe brésilienne Grupo Corpo. Le soleil s’est enfin levé sur l’Irlande de leur inspiration.

L’Encre noire

Chorégraphie et interprétation : Geneviève Boulet, Erin O’Loughlin et Laura Toma. Trame sonore : Marc Bartissol et Antoine Berthiaume. Contributions sonores : Dave Gossage. Scénographie : Alexandra Levasseur. Direction des répétitions : Isabelle Poirier et James Viveiros. Costumes : Marilène Bastien. Éclairages : Hugo Dalphond. Direction technique : Catherine Ste-Marie. Résidences de création : Agora de la danse, Danse Danse/ L’Arsenal Art Contemporain, École de danse Louise Lapierre, La Rotonde, Shawbrook Dance (Irlande). Une production de La Tresse présentée à l’Agora de la danse jusqu’au 16 novembre 2019.

Maud Cucchi

À propos de

Collaboratrice de JEU depuis 2016, elle a été journaliste culturelle au quotidien Le Droit, à Ottawa, pendant 9 ans.