Critiques

Les Serpents : Jeux de miroirs

© Caroline Laberge

La romancière et dramaturge Marie Ndiaye, récipiendaire du prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe et du prix Goncourt en 2009 pour Trois Femmes puissantes, aime les contes et s’adonne à les renouveler. Auteure d’une quinzaine de romans et d’une dizaine de pièces, dont Papa doit manger, montée à la Comédie française, et Honneur à notre élue, au Théâtre du Rond-Point, à Paris, en 2017, elle campe des personnages obstinés, mélange de violence et de pureté. Familière de telles histoires, porteuses de situations odieuses, où règnent des hommes infects et des femmes antipathiques, elle propose des tableaux codés dans Les Serpents, un texte écrit en 2003. On y brasse les cartes, la main change, mais déjà les jeux sont faits. Tout s’immobilise, et ça recommence.

Duperie, ces faux événements d’un temps interminable, soumis aux cycles d’un malheur inexorable, comme les saisons, dans ces champs de maïs où les enfants se perdent jusqu’à l’horizon ? Quelle place reste-t-il pour le public, laissé au seuil de l’habitation, entre le couple fatal et la moisson, la ville et la maison ? Non qu’il ne puisse s’y reconnaître, dans cet entre-deux du désir : entrer ou partir, être aliéné ou libéré, mais il doit subir le pessimisme, ou en rire franchement, car les rejetons sont immolés dans les deux cas.

Les dialogues tiennent lieu d’action. La cocasserie du texte jouxte le pathétique, à propos de cette famille mal recomposée. Ndiaye fait appel aux archétypes du conte pour déréaliser le quotidien, tout en questionnant le résultat de choix faits par certaines femmes pour en finir avec l’oppression domestique, pluriséculaire.

© Caroline Laberge

Dérèglement de paroles

Ruinée et quêteuse, l’arrogante Madame Diss (Isabelle Miquelon) se pavane endimanchée, veste rouge, talons vernis, avec sa permanente et son maquillage de séduction. La tremblante France (Catherine Paquin-Béchard), sa belle-fille, a l’air d’une cendrillon. Voici ensuite la gémissante Nancy (Rachel Graton), la première épouse, qui a fait fortune en ville en abandonnant son fils, et qui revient, dans sa robe en cuir et ses escarpins en crocodile, vivre ses remords étourdis. La maison de l’homme, un cadre aussi vide que chacun des personnages, fait face aux champs, embrasés sur un ciel flamboyant.

Luce Pelletier, qui met en scène ce texte prolixe, où tout est étalé mais où rien ne débouche sur un progrès, met en relief l’absence d’un vrai sentiment d’humanité chez les personnages. Tout y est verbe creux, les désirs tournent en rond, sans évolution dramatique. Elle choisit de souligner l’oscillation des trois femmes autour de la famille, exprimant de faux sentiments et soumises à la froideur et à la raideur de leur fonction dans le conte. L’urgence d’agir auprès des enfants est abandonnée. Mais le conte, fort du grotesque de l’ogre, réussit à éveiller ensemble le comique et l’indignation devant la bêtise, la révolte touchant en nous un fond de terreur et de mal agir inconscient.

On a affaire à une série de retournements, à des chaises musicales occupées par ces femmes autour du vide, c’est-à-dire de cette maison où sévit l’ogre, dévoreur d’enfants et d’énergies féminines. Dehors, on attend le feu d’artifice. Dedans, on apprend que la dévoration a eu et aura lieu. Entre la mère de l’ogre et ses deux épouses, le néant de l’égoïsme, de l’impuissance et de la lâcheté dévide son attirance pour la mort.

Fascination

Est-ce la sexualité qui noie la famille dans le jeu pervers des vengeances et des dominations ? Les femmes tournent autour de cet homme honni, vomi, mais qui les fascine, nœud de demandes, de dépendances et de rejets puissants. Le jeu reflète la hargne de l’odieuse grand-mère, dévoreuse d’hommes et indifférente au sort des enfants. Les jeunes mères, échangeant leurs costumes et leur nom, tour à tour serviles et révoltées, coupables d’abandon, tentent de combler un absurde besoin de maternité. Elles vont et viennent entre la maison et la ville, incapables de raison, entre fuite, oubli et complicité. Quand chacune revient à son passé, on dirait une chèvre attachée à un piquet : le loup n’en fera qu’une bouchée.

Au cœur de cette filiation sans avenir, les générations se confondent et se mêlent dans une étrangeté dérangée. On entend grogner depuis la maison, menace et avertissement d’un orage violent. Le jeu théâtral n’est ni décalé ni distancé, soumis au déluge verbal de monologues irrationnels, hyperréalistes. L’effroi succède à la caricature, entre le cynisme de la sorcière et le masochisme des épouses.

On regrettera cependant que la mise en scène soit peu inventive, très proche de la lecture. Elle est redevable au dessein de l’autrice : faire entendre des personnages incapables de devenir de vrais sujets. Dans ces nouvelles données sociales, le père despote, inepte et inapte au rôle de protecteur, livré à son état de nature cruelle, non civilisée, endosse une volonté de maître et de geôlier. Le couple, fragile et désaccordé, sans repère, produit des enfants abusés, violentés, sacrifiés au feu d’artifice. Ces femmes sans identité y trouvent finalement leur compte. Et le spectateur ou la spectatrice les détestera pour leurs contradictions, qui refondent la barbarie. Comme toutes les mères absentes, mortes ou méchantes des contes, elles signent un temps sidérant où se crispe, impensée et catastrophique, l’initiation des jeunes : après maints châtiments injustifiés, le fils de Nancy et de l’ogre est avalé par les serpents, tandis que les enfants de France, qui le remplacent, disparaissent avec leur père dans la nuit des temps.

Les Serpents

Texte : Marie Ndiaye. Mise en scène : Luce Pelletier, assistée de Claire L’heureux. Dramaturge : Myriam Stéphanie Perraton-Lambert. Décor : Francis Farley-Lemieux. Costumes : Caroline Poirier. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Musique : Catherine Gadouas. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland Provost. Avec Rachel Graton, Isabelle Miquelon et Catherine Paquin-Béchard. Une production du Théâtre de l’Opsis, présentée à Espace GO jusqu’au 7 décembre 2019.